Le dernier essai d�H�l� B�ji, un pamphlet d�ordre philosophique sur la nouvelle condition du d�colonis�, r�cemment paru � Paris (*), vient � point nommer enrichir le d�bat sur les jeunes Etats issus de la d�colonisation. Ses questionnements provoquent, agacent, font m�me mal, ils sont par endroits d�primants, fr�lent le reniement, le nihilisme et le r�visionnisme historique, mais ils restent acceptables, m�ritent d��tre �cout�s et pris en consid�ration. Son id�e r�currente est simple : pourquoi la d�colonisation, qui �tait la forme la plus instinctive et la plus avanc�e de la libert�, n�a pas tenu ses promesses ou, plus grave encore, les a trahies au point de n�accoucher, apr�s tant de sacrifices (�la dette de l�Histoire � notre �gard est si lourde que l�Histoire ne pourra jamais nous d�dommager �, �crit � cet effet H�l� B�ji), que de �la plus grande d�ception de l�humanit� �? Dans nos belles contr�es, � d�faut de libert� reconnue pour tous et pour toutes, �seuls quelques po�tes, quelques cr�ateurs tenus pour fous, bizarres ou extravagants, arrachent une ombre de libert� � la chape lourde et molle de la soumission g�n�rale�. Les territoires rebelles d�hier accueillent des peuplades abattues, r�sign�es, doutant de leurs capacit�s intellectuelles et morales, consentant � leur �chec et � leur m�diocrit�, renon�ant � l�estime d�elles-m�mes, soumises et qui, de surcro�t, consentent � reproduire les conditions de leur ali�nation. Les marxistes ont d�j� fourni les premi�res clefs � la compr�hension de cette transition en substituant la contradiction fondamentale (int�r�ts de classes) � la contradiction principale (celle qui oppose les vieilles colonies � la forme imp�rialiste de l�expansion capitaliste). Et c�est au sein de la premi�re qu�immerge l�auteur pour en scruter les moindres pulsions et manifestations : �Subitement, des compagnons ins�parables, des fr�res de lutte, sont devenus des ennemis inexpiables. Des militants ont d�nonc� d�autres militants. On a vu des intelligences sombrer, des imb�ciles monter, des justes perp�trer l�injustice, des sinc�res prof�rer des mensonges, des na�fs conspirer, des ignorants pr�cher, des croyants tricher, des incroyants prier. On a vu des vauriens se changer en notables, des notables finir en vauriens ; des intellectuels se transformer en mouchards ; des esprits brillants se faire cyniques, des sociologues devenir des taupes, des faibles se comporter en brutes, des forts devenir des brebis galeuses, des hommes libres se m�tamorphoser en vers rampants, des philosophes en fripons, des p�res de famille en tortionnaires. Plus de promesse tenue. Plus de parole donn�e �. Aujourd�hui, l�ennemi est parmi nous, en nous, parce que �nous n�avions pas pris garde que, du peuple des domin�s, pouvaient sortir de nouveaux dominateurs et d�une esp�ce si nouvelle et si sournoise qu�on ne s�en apercevrait que trop tard�. Pire encore, les fronti�res populistes �tant inop�rantes, il n�y a pas d�un c�t� les m�chants dirigeants et de l�autre le bon peuple : �Contrairement � ce que l�on croit, cette pression antid�mocratique ne vient pas seulement d�en haut, elle vient aussi du peuple, qui vit ses libert�s comme autant de petits pouvoirs que chacun tente d�arracher aux autres ; comme une lutte de tous contre tous, o� la raison du plus fort est toujours la meilleure (�) Chez nous, on ne na�t pas despote, on le devient. En chaque d�colonis� sommeille un petit despote, et le chef n�est que l�image de cet amour despotique diffus dans toute la population.� Cette tare vient de ce que les d�colonis�s ont confondu �l�id�e de l�Etat� avec �l�instinct du pouvoir � et le despotisme se nourrit de �la tendance populaire � en cr�er la n�cessit�. La construction identitaire, la personnalit� nouvelle, fond�e sur les humiliations, a rel�gu� les libert�s civiles au second plan au profit du dogmatisme religieux. Il s�ensuit un �g�nocide culturel� dont les premi�res victimes sont les esprits libres : �L�id�ologie des racines, du territoire, du village, de la tribu, de la tradition, de la croyance, des coutumes, des origines, de la religion, de l�appartenance, tout cela a produit, en politique, des r�sultats d�sastreux.� Cette id�ologie est revendiqu�e parce qu�elle offre un rempart contre les peurs de la libert� qui naissent de �l�angoisse d�entrer dans un monde sans attaches, sans �vidence, sans familles, sans guides, avec comme seul ressort d�audace intr�pide de la conscience�. Une conscience qui fait justement, et malheureusement, d�faut. Ainsi, de la puissance des traditions � l�archa�sme, il n�y a qu�un pas, vite franchi. Ici, aux yeux de H�l� B�ji, le bilan est sans appel : �Il faut bien le reconna�tre, tout ce qui est sorti de notre identit� a �t� politiquement facteur de tyrannie. Des r�flexes d�all�geance, d�anarchie, de superstition, la crainte du prince, le go�t de l�autorit�, la s�dition religieuse, l�idol�trie n�ont pas �t� favorables � un contrat politique d�mocratique�. C�est peut-�tre dans les anciennes colonies que les effets positifs de la colonisation sont les plus revendiqu�s aujourd�hui, essentiellement port�s par les binationaux et les chiens de garde de la bourgeoisie compradore qui, il faut bien l�admettre, ont remis � d�autres le soin de nous diriger et de nous g�rer par �toutes sortes de protectorats subtils, diplomatiques, �conomiques, m�diatiques, qui dissimulent, dans un langage onusien, que les puissants nous tiennent toujours d�une poigne de fer�. Les nouveaux vecteurs de la domination/ soumission � ing�rence normative du progr�s � sont les images, les id�es, les objets, les techniques, l�argent, les experts, les humanitaires. Ce transfert rev�t les habits rassurants de la nouvelle civilisation que sont les droits de l�homme, la d�mocratie, la bonne gouvernance, etc. A une �poque o� la valeur d�mocratique conditionne toutes les autres, o� elle est sacralis�e comme croyance supr�me, ce qui est de l�ordre de la lib�ration nationale n�est pas forc�ment de l�ordre de la libert� politique. Bien au contraire, les �sauvages� d�hier sont les �non-d�mocrates � d�aujourd�hui. Qu�importe que �la libert� sonne creux dans un ventre vide� et que l�ignorant ne peut �tre libre ou �ne peut faire qu�un usage incoh�rent, irresponsable et dangereux de la libert�. L�image que donne l�auteur est saisissante : nous sommes entr�s dans le temps de la libert� comme dans un monument qu�on visite et qu�on admire, �mais sans rien conna�tre des lois architecturales que le ma�tre d��uvre a con�ues pour que tienne l��difice�. De quels droits de l�homme s�agit-il alors ? �Dans une soci�t� o� la pi�t� occupe tout l�espace collectif, les droits de l�homme se confondent avec les devoirs de la religion, le pouvoir des clercs, le respect des bonnes m�urs, la vertu d�exhiber sa croyance en public, d�en faire un programme politique, la libert� de prier dans la rue, de se voiler, d�ob�ir � toutes les prescriptions sacr�es du culte, et de les �tendre non � une partie de la soci�t�, mais � son ensemble�. L�instinct de refuge dans le religieux exprime �la perte de la conviction qu�il puisse y avoir encore un bien de nature politique, ou que la politique soit encore dispensatrice de bien ou de juste�. Nous serions dans un �posthumanisme � connotation religieuse� o� l�int�grisme religieux agit comme une rationalisation de la croyance, au sens o� celle-ci est une nouvelle raison, une nouvelle philosophie. Cons�quence majeure de cette mutation : la d�naturation de la tradition. Le divorce entre l�Etat et la soci�t� semble partout consomm�. L�Etat national se trouve alors face � la �t�che essentielle de pacifier les discordes li�es aux abus de la foi� ; il est dans une voie �troite �entre la violence n�cessaire contre l�intol�rance et la violence inutile contre la conscience�. En lisant H�l� B�ji on est habit�, de bout en bout, par l�angoisse qu�elle franchisse le fil t�nu qui s�pare une critique raisonn�e des tares et monstruosit�s des pouvoirs nationaux issus de la d�colonisation et le basculement dans le r�visionnisme historique qui absoudrait � si bon prix les crimes coloniaux. Fort heureusement, la critique raisonn�e de soi ne valorise pas forc�ment l�autre. Bien au contraire. A. B. (*) H�l� B�ji, Nous d�colonis�s, Editions Arl�a, Paris 2008, 236 pages.