D�pouill� de ses habillages intellectuels et pouss� � son ultime expression, le n�olib�ralisme trahit une filiation naturelle, multiple, avec le malthusianisme le plus abject. Cinq cents �hommes politiques et leaders �conomiques et scientifiques de premier plan�, r�unis en 1995 � l�h�tel Fairmont de San Francisco, avaient �nonc� la perspective que �dans le si�cle � venir (c'est-�-dire le n�tre, aujourd�hui, ndlr) , deux dixi�mes de la population active suffiraient � maintenir l�activit� de l��conomie mondiale �. Les �quatre-vingts pour cent d�humanit� surnum�raire, dont l�inutilit� a �t� programm�e par la logique lib�rale� survivraient dans un �cocktail de divertissement abrutissant et d�alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustr�e de la plan�te �(*). Pareils propos auraient pr�t� � rire s�ils n��manaient pas des nouveaux ma�tres du monde. De qui s�agit-il en fait ? L��conomiste Samir Amin propose une r�ponse pertinente � la question dans une longue r�flexion sur le n�olib�ralisme : la transition de la civilisation bourgeoise (appel�e ici �logique lib�rale �) � un syst�me sans valeurs en dehors de son ambition de pourvoir aux besoins de �divertissement abrutissant� et d�alimentation (**). �La civilisation bourgeoise � comme toute civilisation � ne se r�duit pas � la logique de la reproduction de son syst�me �conomique. Elle int�grait un volet id�ologique et moral : l'�loge de l'initiative individuelle certes, mais aussi l'honn�tet� et le respect du droit, voire la solidarit� avec le peuple exprim�e au moins au niveau national. Ce syst�me de valeurs assurait une certaine stabilit� � la reproduction sociale dans son ensemble, empreignait le monde des repr�sentants politiques � son service.� Tout cela rel�ve d�sormais du pass� : �Ce syst�me de valeurs est en voie de disparition. Pour faire place � un syst�me sans valeurs. Beaucoup de ph�nom�nes visibles t�moignent de cette transformation : un pr�sident des �tats-Unis criminel, des pitres � la t�te d'Etats europ�ens (Berlusconi, Sarkozy, les jumeaux polonais, etc.), des autocrates sans envergure dans nombre de pays du Sud qui ne sont pas des �despotes �clair�s� mais des despotes tout court, des ambitieux obscurantistes (les Talibans, les �sectes� chr�tiennes et autres, les esclavagistes bouddhistes). Tous sont des admirateurs sans r�serve du �mod�le am�ricain �. L'inculture et la vulgarit� caract�risent une majorit� croissante de ce monde des �dominants �. L�arbitraire aussi. La logique polici�re qui pr�vaut de nos jours, au d�triment de la logique judiciaire, est caract�ristique de cette perte de valeurs. Un fait r�cent l�illustre parfaitement pour inqui�ter des centaines d�associations de droits de l�homme. Un d�cret publi� au Journal officiel du 1er juillet 2008 confie � la Direction centrale de la s�curit� publique (fusion des Renseignements g�n�raux et de la DST) le fichage des citoyens fran�ais, dans �la patrie des droits de l�homme�. Mis en place sous le nom d�Edvige (Exploitation documentaire et valorisation de l�information g�n�rale), il recensera, de mani�re syst�matique et g�n�ralis�e, toute personne �ayant sollicit�, exerc� ou exer�ant un mandat politique, syndical ou �conomique ou qui joue un r�le institutionnel, �conomique, social ou religieux significatif�. La police sera ainsi autoris�e � consulter ce fichier en cas d�enqu�tes administratives pour l�acc�s � certains emplois Ce nouveau fichier policier permettra aussi de compiler toutes les notes de renseignements (�tat civil, photographie, fr�quentations, comportement, d�placements, appartenance ethnique, vie sexuelle, opinions politiques, philosophiques, religieuses, appartenances syndicales et associatives) sur les personnes �susceptibles de porter atteinte � l�ordre public� d�s l��ge de 13 ans sans qu�aucune infraction n�ait �t� pr�alablement commise. En dehors de ses d�rives politico-r�pressives, c�est dans l��conomie que l�int�grisme n�olib�ral fait le plus de ravages. Le mod�le est parfaitement bien d�crit par Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d'�conomie 2001 et professeur � l'universit� Columbia de New York, dans une chronique r�cemment parue dans le quotidien parisien Les Echos. Il le r�sume comme une mixture de thatch�risme, de �reaganomique � et de �consensus de Washington� favorables aux privatisations, � la lib�ralisation �conomique et � des banques centrales ind�pendantes pr�occup�es uniquement par l'inflation, �ventuellement la stabilit� des prix, mais hors de toute consid�ration de croissance (***). Comme pour rassurer Samir Amine, Stiglitz constate que �le monde n'est pas tendre envers le n�olib�ralisme, ce fourretout d'id�es bas�es sur la notion fondamentaliste que les march�s sont autocorrecteurs, qu'ils distribuent efficacement les ressources et servent l'int�r�t g�n�ral (�) Apr�s un quart de si�cle d'exp�rimentations parmi les pays en d�veloppement, les perdants apparaissent clairement : non seulement ceux qui ont adopt� une politique n�olib�rale ont perdu la course � la croissance, mais quand il y a eu croissance, elle a b�n�fici� de mani�re disproportionn�e aux plus riches�. �M�me si les n�olib�raux se refusent � l'admettre, leur id�ologie a �chou� aussi � l'�gard d'un autre crit�re, celui de l'allocation des ressources, comme � la fin des ann�es 1990 avec les investissements consacr�s � la fibre optique. Cette erreur a eu au moins un avantage inattendu : le co�t des communications a baiss� et l'Inde et la Chine se sont int�gr�es plus avant dans l'�conomie mondiale.� L��conomie de march� est en panne du fait d�un �d�couplage total entre les b�n�fices sociaux et les int�r�ts priv�s�. Il n�y a � cela aucun fondement rationnel : ni th�orie �conomique, ni exp�rience historique. �Le probl�me de fond, souligne Stglitz, est que la rh�torique du march� est brandie de mani�re s�lective : elle est revendiqu�e quand elle sert des int�r�ts particuliers et rejet�e quand ce n'est pas le cas�. Et ce �m�lange de rh�torique en faveur de l'ouverture des march�s et d'intervention gouvernementale a �t� particuli�rement nuisible aux pays en d�veloppement�. Revenant sur les programmes d�ajustement structurel, il �crit : �On leur a dit de ne plus intervenir dans l'agriculture, ce qui revenait � mettre en danger leurs paysans face � la concurrence irr�sistible des Etats-Unis et de l'Europe. Leurs agriculteurs auraient peut-�tre pu concurrencer ceux du Nord, mais ils ne pouvaient concurrencer leurs subventions. Aussi les pays en d�veloppement ont-ils moins investi dans l'agriculture, et le foss� alimentaire s'est �largi.� On retrouve ici l�id�e de d�part d�humanit� surnum�raire puisque, avec le rench�rissement des denr�es alimentaires, m�me dans un monde d'abondance, �des millions de gens dans les pays en d�veloppement ne peuvent toujours pas b�n�ficier du minimum nutritionnel�. �La col�re dans le monde est palpable�, conclut Stiglitz. Sur quoi d�bouchera-t-elle ? Si pour le Nobel les sp�culateurs risquent � terme de subir les foudres de la raison, Samir Amine est moins optimiste, il envisage l�av�nement d�un �monde nouveau� bien pire que celui � travers lequel la civilisation bourgeoisie s'�tait impos�e : une �nouvelle barbarie�. A. B. (*) Tristan B�al, La lettre de l�UFEL (Union des familles la�ques de France), n� 128, lundi 7 juillet 2008. Les faits et les citations sont de Hans Peter Martin et Harald Schumann : �Le Pi�ge de la mondialisation �. (**) On peut consulter l�int�gralit� de l��tude sur le site de l�hebdomadaire fran�ais Marianne. (***) Joseph E. Stiglitz, �La fin du n�olib�ralisme �, Les Echos, 21 juillet 2008.