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ENTRETIEN AVEC BRAHIM SENOUCI :
�R�tablir la singularit� des trajectoires personnelles�
Publié dans Le Soir d'Algérie le 05 - 03 - 2009

Le Soir d�Alg�rie : Pourquoi le besoin d'�crire ce livre?
Brahim Senouci : Il y a une premi�re r�ponse, et qui est la suivante. Vous n�ignorez pas qu�en f�vrier 2005, une loi portant notamment sur la n�cessit� d�inscrire dans l�enseignement les effets positifs de la colonisation a failli �tre adopt�e par l�Assembl�e nationale en France. Comme beaucoup d�Alg�riens, je me suis senti bafou�, humili�, par le simple fait qu�une telle question soit pos�e.
Il y a une deuxi�me r�ponse : Il s�agit de la d�couverte de l��tendue d�un immense malentendu. Je croyais, et je ne dois pas �tre le seul Alg�rien dans ce cas, que le silence qui a suivi la d�colonisation valait rejet de la p�riode coloniale, y compris de la part du peuple fran�ais. Je n�ai pu que constater mon immense erreur car, m�me si la disposition de la loi sur les effets positifs de la colonisation a �t� abrog�e, on ne peut oublier que cette abrogation est en quelque sorte le fait du prince puisque c�est le pr�sident Chirac qui l�a d�cid�e. En d�autres termes, ce qui reste de cet �pisode, c�est le constat que, pour la majorit� du bon peuple de France, la colonisation a �t� une chance pour les peuplades sauvages qui en ont �b�n�fici� ! Comme beaucoup d�Alg�riens, je porte en moi des meurtrissures que, par pudeur, je n�ai jamais song� � �taler. Qu�on en conclue que ce silence alimente le d�ni de ces meurtrissures m�est devenu insupportable. Qu�on en conclue que ce silence conforte la mythologie des vaillants colons faisant fleurir des terres inhospitali�res, infest�es de mar�cages et de bandits sans foi ni loi, m�a amen� � tenter de le rompre et de mettre au jour une autre histoire, celle des vaincus.
Pourquoi avoir choisi cette forme, une sorte d'alternance entre l'autobiographie et la r�flexion ?
Choisit-on vraiment ? La forme s�impose parfois d�elle-m�me. Dans le cas de ce livre, j��tais partag� entre deux souhaits. Bien que n��tant pas historien, je voulais que les faits rapport�s soient scrupuleusement conformes � la v�rit�. J�ai donc puis� aux meilleures sources, ce qui me permet de garantir l�exactitude absolue des faits historiques que je rapporte. Par ailleurs, je voulais un t�moignage � la fois personnel et largement repr�sentatif. J�y ai donc mis des �l�ments de mon histoire personnelle, histoire que je partage avec un grand nombre de mes concitoyens. Souvent, quand on soul�ve une controverse � propos de la colonisation, on en arrive � des querelles de chiffres, telles que la sempiternelle dispute sur le nombre de victimes. Ceux qui adoptent le parti de la neutralit� parlent en g�n�ral de �centaines de milliers de morts� du c�t� alg�rien. Personne n�a le compte exact. Pire encore, personne ne s��meut qu�on n�en ait pas le compte exact. Cela renvoie � l�image de la multitude indiff�renci�e, pr�cis�ment celle de la mythologie coloniale. Par d�finition, nul individu, nul destin personnel ne peut �tre extrait de cette gangue. J�ai donc voulu r�tablir, au-del� du sacrifice partag�, la singularit� de trajectoires personnelles, donner chair � ces milliers d�individus que la machine coloniale a broy�s de mani�re indiff�renci�e. Plus pr�s de nous, avez-vous remarqu� comment les t�l�visions occidentales avaient rendu compte de la guerre men�e contre Ghaza ? Tout a �t� dit sur leur partialit�. Tout, sauf une chose, la plus importante. Tous les m�dias ont montr� l�amoncellement de cadavres palestiniens dans les rues de Ghaza au premier jour de l�agression. Ils ont aussi montr� la sc�ne de l�enterrement d�un soldat isra�lien, les larmes de ses parents, la douleur de ses coll�gues, toute la pompe de la c�r�monie fun�bre� Ils ont ainsi rendu palpable la mort de ce soldat alors que celle des centaines de Palestiniens �tait cach�e par la froideur statistique.
C'est qui, c'est quoi, le cam�l�on albinos ?
C�est ce qu�on appelle un oxymore, c�est-�-dire le t�lescopage entre deux mots en principe antagonistes (l �obscure clart� qui tombe des �toiles de Victor Hugo en est un exemple). Le cam�l�on est un animal qui s�adapte � son environnement en se confondant avec lui. En revanche, l�albinos ne peut pas changer de couleur. Le cam�l�on albinos est une sorte de figuration de l�Alg�rien. Comme vous le savez, nos compatriotes sont pr�sents dans le monde entier, dans les soci�t�s les plus diverses ; apparemment, ils s�adaptent sans trop de probl�mes. En r�alit�, il y a en eux quelque chose d�irr�ductible au changement. Ils n�ont en v�rit� qu�une crainte, c�est qu�ils cessent de ressembler � cette Alg�rie que, pourtant, ils agonisent d�injures (mais jamais devant des �trangers !). Je ne r�siste pas � l�envie de vous raconter deux petites anecdotes r�v�latrices de ce qui pr�c�de. La premi�re m�a �t� rapport�e par une amie, originaire d�Alger, actuellement attach�e d�administration dans une mairie du sud de la France. Elle est partie avec une d�l�gation d�employ�s de sa commune en Finlande, dans le cadre d�un voyage officiel. La d�l�gation a �t� convi�e � un d�ner de gala dans un grand restaurant d�Helsinki. Le service �tait assur� par un gar�on extr�mement bien mis, extr�mement rigide et qui ne parlait que� le finnois. C�est vous dire la difficult� des convives de se faire comprendre. Apr�s des tentatives infructueuses en anglais et en allemand, l�amie d�Alger laisse tomber entre ses dents une exclamation en arabe. Du coup, le serveur, abandonnant compl�tement tout souci de distinction, est entr� dans une sorte de transe et s�est mis � d�biter un m�lange de kabyle et d�arabe, en se tapant la poitrine : �Tu es d�Alg�rie, ma s�ur ? C�est vrai ? D�Alger ? Quel quartier ? Comment �a va � Alger ? Je peux te donner quelque chose pour ma m�re ? L�ger, n�aie pas peur, ma s�ur.� Apr�s cet �change inattendu, un coll�gue s�est retourn� vers l�amie d�Alger en lui disant : �Franchement, tu aurais pu nous dire que tu parlais le finnois !�. L�autre anecdote � pr�sent. Je fr�quente un club de sport o� il y a beaucoup de Maghr�bins. Le jeu consiste � les identifier. C�est souvent assez facile. Quelquefois moins. J�ai rencontr� un jeune homme blond, aux yeux clairs et on a pris l�habitude de se saluer en se croisant. Un jour, au vestiaire, je croise son regard au moment o� il tirait un coton-tige pour se curer les oreilles. Aussit�t, il m�en propose un. Je lui demande s�il est alg�rien. �Oui, me dit-il, de S�tif. Comment as-tu devin� ? D�habitude, on me prend pour un Scandinave.� - Tu en connais beaucoup, des Scandinaves qui offrent des cotons-tiges � des inconnus ? Non, n�est-ce pas ? C�est un geste typiquement alg�rien n� de la culture du partage.
Vous racontez votre histoire, en m�me temps que celle de l'Alg�rie. Fils de chahid originaire de Mascara o� un de vos a�eux a �t� un g�n�ral de l'�mir Abdelkader, vous faites vos �tudes en France. Quelle place occupe la France dans votre univers culturel ?
Je suis fils de chahid, en effet, comme des dizaines de milliers de mes compatriotes. Autant dire que le rapport � la France est tout, sauf simple. J�ai �t� depuis ma tendre enfance nourri de litt�rature fran�aise, un legs de mon p�re qui en �tait amoureux et qui nous a laiss� une maison pleine de livres. Par ailleurs, jamais ma maison, m�me au plus fort de la violence coloniale, n�a r�sonn� de cris de haine. Je le dis d�autant plus facilement que ma famille �tait loin d��tre un cas isol�. Tout le monde, m�me les Fran�ais les plus nostalgiques de l��poque coloniale, a relev� l�absence totale de ressentiment contre l�ex-puissance dominante. Il faut bien s�r saluer cette caract�ristique de notre peuple. Il convient cependant de l��clairer. J�oscille entre trois grilles d�explication. La moins pertinente consiste � interpr�ter cette attitude comme une sorte de pardon auguste d�une soci�t� martyre � ses tortionnaires. La seconde renvoie � la facult� d�amn�sie dont notre peuple a donn� beaucoup d�exemples dans son histoire. La troisi�me renvoie � une sorte de notion de culpabilit� originelle qui permet d�expliquer le sort que l�on subit par une faute qu�on n�aurait pas fini d�expier, voire par une vocation au malheur. Je crois que la v�rit� se situe entre ces deux derni�res propositions. Elles conduisent toutes deux � exon�rer l�occupant d�hier de sa faute que l�on reportera sur nous-m�mes, porteurs d�une sorte d�atavisme qui nous pr�dispose � l�exploitation et au malheur. Peu importe finalement la main qui nous frappe puisque notre premier r�flexe est de nous flageller pour nous punir d�avoir �t� frapp�s. Peu � peu, toutefois, j�ai le sentiment que se fait jour une approche un peu moins sacrificielle, en particulier dans la jeunesse alg�rienne, moins complex�e que la g�n�ration de ses a�n�s. Je sens que je me suis �loign� de la question mais j�y reviens. Notre g�n�ration a eu tendance � cacher cette part de haine d�elle-m�me derri�re la puissante attraction culturelle de la France. L�univers culturel dans lequel nous avons baign� �tait fran�ais. La musique, la litt�rature, le cin�ma, toutes nos r�f�rences �taient fran�aises. Comment, d�s lors, faire le d�part entre cet h�ritage, subi mais int�gr�, avec la barbarie de ceux par qui il s�est insinu� chez nous. C�est ainsi que, dans notre g�n�ration, � c�t� de l�exercice oblig� des condamnations de l�imp�rialisme, nous avons d�velopp�, au mieux, une indiff�rence vis-�-vis du fonds culturel de notre pays. Parfois, nous l�avons m�me m�pris�. Notre jeunesse n�a pas les m�mes probl�mes. Je pense qu�elle est en train d�inventer la soci�t� alg�rienne de demain, lib�r�e du poids des humiliations d�hier, pr�te � revisiter ce patrimoine que nous avons refoul�.
Vous y d�noncez le racisme et tous les maux d'une soci�t� qui a du mal � �voluer aussi vite que sa composante. Quelle est, selon vous, la place des anciens colonis�s dans un pays qui pr�ne les bons aspects de la colonisation ?
Je fais la liaison avec la question pr�c�dente. J�ai �crit r�cemment un article qui a paru dans L�Humanit� le 20 octobre 2008. Je r�agissais aux sifflets qui avaient accueilli la Marseillaise avant un match France-Tunisie. Le m�me sc�nario s��tait produit quand l��quipe de France avait rencontr� l�Alg�rie et le Maroc. Il y avait plusieurs explications � ces sifflets. La plus plausible, � mon sens, est la r�action face au d�ni de citoyennet� que subissent ceux qu�on appelle les beurs. Plusieurs historiens ou sociologues ont �voqu� le continuum entre la colonisation et la situation de discrimination insupportable faite aux enfants des ex-esclaves et ex-colonis�s. Cette situation est due au fait que, loi d�amnistie aidant, jamais l��quip�e coloniale n�a fait l�objet d�un r�examen de la part de la nation qui l�a conduite. Pire encore, la trag�die subie par les peuples des colonies a �t� occult�e et beaucoup de Fran�ais honn�tes pensent que le drame de la guerre d�Alg�rie se limite � l�exode des pieds-noirs. Alain Decaux, un oubliable historien, avait fait une �mission � la t�l�vision fran�aise sur l�Alg�rie et sur le drame dont elle avait �t� le th��tre, drame qu�il r�sumait ainsi : �30 000 soldats tu�s, un million de d�racin�s.� Pas un mot sur les centaines de milliers de victimes alg�riennes. Je suis persuad� que la grande majorit� des citoyens fran�ais est, peu ou prou, dans la situation de ce Monsieur. Non seulement elle ne ressent aucune culpabilit� vis-�-vis des crimes de la colonisation mais encore elle rend les anciens colonis�s responsables du malheur des Fran�ais qui ont d� quitter les territoires occup�s et qui ont particip� au lustre de la France d�alors. Ainsi, le terrain est favorable � un racisme g�n�ralis� et tout � fait d�culpabilis�. D�un autre c�t�, les enfants des victimes de la colonisation et de l�esclavage portent la m�moire d�une souffrance qu�ils connaissent ou devinent dans le silence et le huis clos mis�rable d�une cit�ghetto. Il y a fort � craindre que la coexistence de m�moires fortement antagoniques ne d�bouche sur des drames bien plus importants que ceux qu�on a connus jusqu�� ce jour.
L'�volution de l�Alg�rie n'est pas meilleure. Vous d�crivez longuement cette descente aux enfers desquels le pays a du mal � remonter. Quelles sont les causes, selon vous, de cette d�gringolade et comment remonter ?
H�las, vous avez parfaitement raison. L��volution de l�Alg�rie est tr�s inqui�tante. Il y a une mont�e du d�sespoir, en particulier dans la jeunesse, qui peut faire craindre le pire. Beaucoup attribuent ce d�sespoir � des causes sociales, ch�mage, logement� On avance �galement des raisons li�es � la structure du pouvoir dont l�opacit� de fonctionnement conduit de plus en plus d�Alg�riens � se d�sint�resser de la politique, ce qui est toujours un tr�s mauvais signe. Tout cela est vrai naturellement mais me para�t insuffisant. Il me semble que ce d�sespoir ambiant, certes nourri par les probl�mes sociaux que je viens d��voquer, tient aussi, peut-�tre, surtout � une sorte d�absence de sens. Nous aimons passer notre temps � critiquer le pouvoir mais nous n�arrivons pas � nous organiser pour tenir nos immeubles propres, constituer des associations culturelles, �cologiques� Les nations se construisent sur l�accumulation de l�Histoire. Nous nous d�faisons sur le d�ni de l�Histoire. Des pans entiers de l�histoire de l�Alg�rie ont �t� purement et simplement occult�s pour faire place � une lecture hagiographique, � la gloire des dirigeants. Personne ne croit � cette histoire enseign�e dans nos �coles. Les �l�ves l�apprennent parce qu�il faut bien �tre en mesure de r�pondre aux questions lors du baccalaur�at par exemple. Mais ils savent qu�elle est fausse. On voudrait construire une sorte de schizophr�nie nationale qu�on ne s�y prendrait pas autrement ! Plus pr�s de nous, ce qu�on a appel� la d�cennie sanglante s�est sold� par la mort d�au moins 150 000 citoyens. Dans n�importe quel pays au monde, une telle trag�die aurait d�bouch� sur une profonde remise en cause de la structure et de la pratique politiques. Elle aurait eu des cons�quences fondamentales sur le devenir du pays. Elle aurait chang� le cours de l�Histoire. En Alg�rie, on l�a mise entre parenth�ses puis on a d�cr�t� une amnistie (mot de la m�me racine qu�amn�sie) et on a reconduit la m�me classe politique, les m�mes pratiques client�listes ! C�est insupportable. Je pense du reste que l��meute larv�e qui s�vit actuellement en Alg�rie, dans les stades, � Berriane, devant les sous-pr�fectures � l�occasion des distributions de logements est pr�cis�ment une r�ponse � cette situation insupportable. Je crois que, pour en sortir, il va falloir un grand travail sur nous-m�mes, une catharsis � l��chelle nationale, une qu�te de ce qui nous constitue, de ce qui nous rassemble, sur la m�moire que nous partageons et sur notre devenir commun.
Vous vous insurgez contre cette notion de �barbares� que la propagande coloniale a accol�e aux colonis�s pour justifier sa propre barbarie. Quel est l'enjeu de parler encore de l'histoire ?
Quelqu�un, dont j�ai oubli� le nom, disait que les meilleurs historiens sont ceux qui pr�voient le pass�. Boutade ? A peine. L�Histoire n�est pas qu�une suite d��v�nements factuels. Elle est aussi lecture de ces �v�nements, leur mise en perspective, l��clairage par le contexte de l��poque, leur hi�rarchisation� Elle peut �tre aussi, notamment surtout dans le cas qui nous occupe, instrumentalis�e au service d�une entreprise particuli�re. Pour l�Alg�rie, il fallait planter en quelque sorte le d�cor pour convaincre l�opinion fran�aise que les libert�s qu�on prenait avec le droit et la morale n�alt�raient pas l�image de la France, porteuse du flambeau de la civilisation. On pouvait ainsi d�pouiller, massacrer, enfumer les populations locales sans trahir l�id�al des Lumi�res. La notion m�me de corps d�exception n�a pas �t� produite par une dictature mais par une R�publique ��clair�e�. Nul besoin d��dicter des lois particuli�res ou de modifier la Constitution pour �tablir une zone de non-droit sur une vaste portion du territoire fran�ais puisque, ontologiquement, les indig�nes ne pouvaient pr�tendre au rang de citoyens. Le drame, c�est que cette vision ne s�est pas �teinte avec la d�colonisation. Pire encore, la faillite des pays ex-colonis�s a r�v�l� � quel point cette vision a �t� int�gr�e par les indig�nes eux-m�mes. Dans l�inconscient de leurs populations, la faillite des Etats apr�s les ind�pendances n�a pas �t� mise sur le compte de l��tat lamentable dans lequel la colonisation avait laiss� ces pays (analphab�tisme, mortalit�) mais comme une d�monstration de la justesse de la vision coloniale. Il faut en sortir. Et pour cela, il faut de toute urgence convoquer l�Histoire. Plus que jamais d�actualit�, ce retour � la r�alit� de la soci�t� alg�rienne d�avant la colonisation est n�cessaire. Il est tout aussi n�cessaire de montrer que l��tat de la soci�t� alg�rienne d�aujourd�hui doit beaucoup � l�entreprise de d�membrement de cette soci�t�, men�e de mani�re m�thodique par les autorit�s coloniales, relay�es par la majorit� de leurs intellectuels, la majorit� de leurs peintres et m�me la majorit� de leurs po�tes.
Votre livre est le journal d'un d�senchantement. O� se situe l'espoir ?
Permettez-moi de ne pas �tre d�accord avec votre constat. Je ne suis pas d�senchant� de l�Alg�rie. Il y a de nombreuses anecdotes qui pars�ment ce r�cit et qui montrent la formidable vitalit� de notre peuple, sa formidable g�n�rosit�, son humour, ce quelque chose d�auguste dont il fait montre parfois. L�Alg�rie est un palimpseste. Vous savez, c�est ce tr�s vieux parchemin que les arch�ologues �tudient de pr�s. On y d�chiffre un texte. En cherchant bien, on constate que sous ce texte, il y en a un autre, presque effac�, quelquefois un troisi�me... A premi�re vue, l�Alg�rie donne une image d�anarchie, de brutalit�. Pour ceux qui la connaissent bien, ils savent qu�il y a une autre image, occult�e par la premi�re, celle d�une soci�t� du partage, de l�attention aux autres, de l�abandon dans l�amiti�. L�espoir, c�est qu�ensemble, nous effacerons le premier texte, �crit avec notre sang par la soldatesque coloniale et ses affid�s et partir � la d�couverte de l�autre texte, celui qui r�unira tous les Alg�riens, celui qui les convaincra qu�ils ne sont pas une communaut� de hasard et qu�ils peuvent fonder une communaut� de destin, celui � partir duquel l�Alg�rie produira sa propre modernit� et qui lui permettra de s�inscrire dans le concert des grandes nations.
Propos recueillis par Bachir Agour
BIO
Brahim Senouci est n� � Mascara, en Alg�rie, en 1950. Il vit en France depuis 1994. Docteur en physique, il a enseign� � l�Universit� des sciences et technologies d�Oran puis � celle de Cergy-Pontoise. Il contribue � une action associative pour la �naturalisation des m�moires�, notamment celles de la colonisation et de l�esclavage, dans l�imaginaire de la soci�t� fran�aise. St�phane Hessel est ambassadeur de France. Ancien r�sistant et d�port�, il a particip� � la r�daction de la D�claration universelle des droits de l�Homme en 1948.
La deuxi�me colonisation, celle de l�histoire
On aurait pu s��crier : encore un livre sur l�Alg�rie. Encore une th�rapie de l�exil par l��criture ! Le livre de Brahim Senouci ne saurait �tre r�duit � cela. Il est refl�t� par le titre : c�est en effet une sorte de m�moire particuli�re � vif qui se confond avec une m�moire collective. Brahim Senouci, docteur en physique, ancien �tudiant en France, est rentr� enseigner � Oran avant de s�envoler de nouveau pour la France, chass� de son Alg�rie natale pour le contraire de ce pour quoi il s�est battu et pour quoi son p�re, chahid, s�est battu : la libert� dans la tol�rance. Ce livre, qui alterne des morceaux d�histoire individuelle entrecoup�s avec l�histoire de l�Alg�rie, n�a, � l�image de son auteur, aucune autre pr�tention, que de d�livrer un message plein d�humilit� et de sagesse sur le destin cahoteux de l�Alg�rie meurtrie, d�abord par le colonialisme, ensuite par ses propres enfants. Et ce sont toujours les m�mes victimes, les couches les plus vuln�rables de la population, ballott�es par l�histoire dont elles ne reprennent le cours qu�en s�emparant du gouvernail. Brahim Senouci alterne donc son histoire individuelle, embl�matique de milliers de jeunes form�s dans les ann�es 1960 et 1970 � l�humanisme et � la volont� de la construction nationale avec, celle, plus g�n�rale, du pays pour montrer que la barbarie dont le colonialisme est suppos� avoir tir� les envahis est en fait ce que souvent il a apport�. Il d�montre que les g�n�raux de la conqu�te fran�aise ont � leur actif infiniment plus d�actes barbares que les colonis�s. Ce qui n�a pas emp�ch�, l�histoire s��crivant par les vainqueurs, que c�est la barbarie des victimes qui pr�tend demeurer. L�auteur pr�cise qu�il n�est pas historien mais �juste un Alg�rien� qui �� l�instar de ses compatriotes, j�ai du mal � me d�faire d�une culpabilit� aux origines incertaines, du poids de la barbarie pr�t�e � mes anc�tres. J�entends le discours moral de ceux qui les ont investis puis massacr�s au nom de la civilisation�. Pour contrer � son �chelle, cette deuxi�me colonisation, celle de l�histoire cette fois-ci, Brahim Senouci va chercher dans son histoire personnelle, familiale (un p�re chahid, un a�eul compagnon mascar�en de l��mir Abdelkader) mais aussi dans l�histoire des id�es. Il va d�montrer que m�me des lumi�res au sens philosophiques du terme telles Alexis de Tocqueville ou Victor Hugo n�avaient sur la colonisation que des r�serves de forme. Les moments les plus forts de ce livre sont cependant les retours r�els ou imaginaires � Mascara. Dans la vacuit� des apr�s-midi �cras�s de chaleur, on voit l�auteur se ressourcer � ce qu�il y a de fondamental de son identit�. Autres moments forts : ces apart�s r�currents sous le titre de Balcon de Blaise, sorte de retraite de l�auteur qui, au milieu de la vanit� de la vie sociale en exil, se retrouve face au vide de sa pens�e qu�il comble par le retour aux choses essentielles. Ces pages o� il d�crit les terrasses de caf�, o� il trace le portrait de camarades, sont d�une puissance telle qu�elles font p�lir les longs d�veloppements historiques. �Nous avons besoin, �crit St�phane Hessel dans la pr�face, de prendre enfin pleinement conscience de ce qu�ont �t� sur cette autre rive de la M�diterran�e la brutalit� des militaires, l��go�sme des colons, le m�pris �crasant pour les indig�nes. �
B. A.
Brahim Senouci, Alg�rie, une m�moire � vif ou Le cam�l�on albinos, pr�face de St�phane Hessel, L�Harmattan, 166 p.
SIGNET
Individuel
Quand, par l�organisation communautaire, tout rapport social s�inscrit dans le g�n�ral, il n�est pas mauvais que des expressions individuelles se fassent entendre. C�est pourquoi l des r�actions comme celle de Brahim Senouci par ce livre est int�ressante � plus d�un titre. Ecrire un livre pareil est d�abord un acte citoyen � travers lequel l�auteur nous dit que l�histoire collective est aussi mon histoire en tant qu�individu. La deuxi�me chose est l�appropriation par les intellectuels de l�Histoire m�me si elle n�est pas leur sp�cialit�. Brahim Senouci dit que pour acc�der � une argumentation d�cisive contre la mythologie coloniale il lui a fallu parcourir les meilleures sources de l�histoire de la colonisation. Il est plus convenable �videmment que l�Histoire s��crive par les historiens mais il n�est pas mauvais que des intellectuels rigoureux et pr�cis corroborent leurs sentiments par des faits v�rifi�s.


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