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INTERVIEW D'OLIVIER LE COUR GRANDMAISON :
�Nous assistons au retour en gr�ce de la colonisation�
Publié dans Le Soir d'Algérie le 07 - 05 - 2009

Le Soir d'Alg�rie: Pour qualifier le fait colonial, �l�ment majeur de l'histoire de la France du 19e au 20e si�cle, vous forgez le concept d'imp�rialisation. Que recouvre ce concept ?
Olivier Le Cour Grandmaison : Commen�ons par rappeler ceci entre 1871 et 1913, les colonies fran�aises sont pass�es de moins d�un million de kilom�tres carr�s � treize millions. Quant aux populations �indig�nes�, elles ont progress� de 7 � plus de 48 millions pour atteindre 70 millions en 1938. Il s�agit d�une extraordinaire expansion g�ographique et d�mographique. Elle est sans pr�c�dent dans l�histoire coloniale de la France qui s�est trouv�e confront�e � des t�ches nouvelles et complexes auxquelles elle n��tait pas pr�par�e. La conqu�te d�un empire est une chose, sa domination stable et p�renne en est une autre, qui pose maints probl�mes qu�il a fallu r�soudre au plus vite. De l� ces r�formes multiples qui, au tournant du XIXe si�cle, ont transform� de fa�on significative les institutions et la soci�t� m�tropolitaines ainsi que de nombreuses disciplines universitaires. Les cons�quences de cette situation in�dite pour l�Etat, ses organes, plusieurs grandes �coles � l�Ecole polytechnique et l�Ecole libre des sciences politiques par exemple � puis l�ensemble de l�instruction publique sont aussi importantes � l��poque qu�elles sont aujourd�hui trop souvent n�glig�es. C�est pour rendre compte de ces processus divers qui ont affect� � des rythmes vari�s les pouvoirs publics, les sciences et la litt�rature dites coloniales, que j�ai forg� le concept d�imp�rialisation de la III R�publique. Il faut pr�ciser que l�Etat et les domaines mentionn�s ne sont pas les seuls concern�s puisque l�introduction de l�histoire coloniale dans le primaire et le secondaire avait pour objectif avou� l�imp�rialisation de la soci�t� civile et l��mergence d�une �v�ritable mentalit� coloniale� conform�ment aux ambitions des responsables politiques.
Vous d�noncez les effets pervers du darwinisme que sont le darwinisme social et le darwinisme imp�rial. Que signifient ces notions et en quoi sont-elles dangereuses?
On assiste en effet � l��mergence de ce que j�appelle un darwinisme imp�rial qui emprunte au darwinisme social nombre de ses principes : luttes des races, concurrence permanente et s�lection naturelle. Tels sont, pour de nombreux contemporains, les ressorts principaux de la lutte pour la vie au niveau international. Luttes pens�es comme le moteur du progr�s et de l�histoire universels dont la �course � l�Afrique� notamment est un exemple remarquable puisque les Europ�ens en g�n�ral, les Fran�ais en particulier, font la d�monstration �clatante, selon les hommes de cette �poque, de leur sup�riorit�. D�autres, au contraire, se sont �lev�s contre ce darwinisme social et imp�rial qu�ils tiennent pour �un poison� moral et politique fort nuisible pour les soci�t�s colonis�es comme pour les soci�t�s colonisatrices puisqu�il est la cause de �l�assauvagissement� de l�Europe. Elle se trouve ainsi engag�e dans un processus tr�s dangereux car susceptible de d�boucher sur des violences extr�mes et de masse. Formul�es quatre ans avant le d�clenchement de la Premi�re Guerre mondiale, ces critiques proph�tiques mais minoritaires n�ont pas �t� entendues. Preuve, n�anmoins, que pour certains contemporains l�imp�rialisme, et les conceptions qui l�ont rendu possible en m�me temps qu�elles l�ont l�gitim�, sont � l�origine de la brutalisation des soci�t�s europ�ennes. Preuve aussi qu�il s�est trouv� des hommes pour penser ce processus et mettre en garde leurs concitoyens contre ses cons�quences d�sastreuses avant qu�Aim� C�saire, en 1955, ne formule des critiques voisines en d�non�ant, dans son Discours sur le colonialisme, �l�ensauvagement� de l�Europe. Une telle remarque n�enl�ve rien � la justesse de la th�se soutenue par l��crivain martiniquais, elle la renforce au contraire.
Vous �tudiez en parall�le les notions d'espace vital imp�rial et celles d'espace vital national socialiste. Qu'est-ce qui les caract�rise ?
Le concept d�espace vital imp�rial, dont j�analyse la gen�se, la diffusion et les fonctions multiples, d�signe l�espace conquis par la France en particulier dans un contexte o� l�empire est d�sormais pens� comme une n�cessit� imp�rieuse sur le plan �conomique, social, p�nal et politique. Empire dont la m�tropole ne saurait donc se passer sauf � �tre confront�e � une crise d�une extr�me gravit� synonyme de d�cadence mondiale et nationale. Fondamentalement, cet espace vital imp�rial repose sur l�exploitation des colonies et des �indig�nes� l� o� l�espace vital national-socialiste repose sur l�articulation sans pr�c�dent d�une biopolitique � �faire vivre� les Allemands � � une thanatopolitique g�nocidaire � �faire mourir par millions les ennemis raciaux du Reich, au premier rang desquels se trouvent les Juifs, puis des races inf�rieures jug�es indignes de vivre dans les contr�es de l�Est conquises par la Wehrmacht. Toutes caract�ristiques qui t�moignent de diff�rences de nature et d�une rupture d�cisive avec l�espace vital imp�rial, m�me si des conceptions, des analyses et des pratiques communes existent parfois.
En mettant en �vidence la r�sistance des colonis�s et leurs sentiments r�els � l'�gard des colonisateurs, vous �cornez la l�gende des bienfaits de la colonisation. En quoi est- important de r�tablir aujourd'hui cette v�rit� ?
Commen�ons par un constat l�actuel chef de l�Etat fran�ais est sans doute l�un des hommes politiques qui a le plus contribu� r�habiliter une vision mythologique, mensong�re et r�visionniste du pass� colonial de la France. Le discours qu�il a prononc� � Toulon lors de la campagne de l��lection pr�sidentielle en f�vrier 2007 en t�moigne exemplairement. De m�me ses d�clarations racistes faites � Dakar o�, reprenant les poncifs les plus �cul�s du discours imp�rial-r�publicain forg� sous la III R�publique, il affirmait que �l�homme africain� n��tait pas �assez entr� dans l�histoire.� N�oublions pas enfin que la France demeure � ce jour le seul Etat d�mocratique et la seule ancienne puissance coloniale europ�enne o� existe une loi qui sanctionne une interpr�tation officielle et positive de la colonisation puisque la loi sc�l�rate du 23 f�vrier 2005 est toujours en vigueur en d�pit de l�abrogation de son article 4. Pour les amateurs d�exception fran�aise, en voil� une remarquable mais sinistre. Dans ce contexte, rappeler et analyser les r�alit�s de l�empire colonial qui reposait sur l�exploitation, l�oppression et les discriminations racistes des �indig�nes � est plus que jamais n�cessaire.
Comment se manifeste actuellement en France le retour en gr�ce de la colonisation et quelles en sont les raisons ?
Ce retour en gr�ce de la colonisation con�ue comme une �uvre fondamentalement civilisatrice est l�aboutissement d�une longue bataille men�e par la droite parlementaire et gouvernementale hier et aujourd�hui. L�un des objectifs poursuivis, comme Nicolas Sarkozy l�a d�clar�, �tait d�aller �chercher les �lecteurs du Front national un par un� puis, cela fait, de les maintenir au sein de l��lectorat de l�UMP. Pour y parvenir, il fallait r�habiliter le pass� imp�rial du pays en g�n�ral et celui de l�Alg�rie fran�aise en particulier afin de satisfaire l��lectorat frontiste sensible � ces questions. Ainsi fut fait, ainsi est fait encore et encore. De l� ces usages d�magogiques de l�histoire coloniale qui est ouvertement utilis�e � des fins partisanes et �lectoralistes. Histoire ? Vieille mythologie bien plut�t mise au service de la conqu�te du pouvoir et de sa conservation.
Propos recueillis par Meriem Nour
SIGNET
Imp�rialisation
Olivier Le Cour Grandmaison est un franc-tireur qui tire juste. Depuis l'un de ses premiers livres : Coloniser, exterminer : Sur la guerre et l'Etat colonial, (Paris, Fayard, 2005), il laisse entendre une petite musique qui n'est pas du go�t de tout le monde. Il a d�masqu�, par exemple, derri�re les figures de l'humanisme des Lumi�res, de la pens�e r�volutionnaire ou du combat pour la d�mocratie, naphtalis�s dans le panth�on fran�ais, des colonialistes bon teint. Il y en a un en Voltaire, en Hugo, en Alexis de Toqueville. Comme quoi, derri�re les symboles que charrie l'�cole, l'historien trouve � redire. Son nouvel ouvrage s'inscrit dans la m�me perspective. Une d�marche qui consiste � d�voiler une �poque et les id�es qui la dominent � travers des hommes en vue. Un ma�tre mot : l'imp�rialisation. Quelque chose qui est dans la nature m�me des Etats saisis par la folie des grandeurs. Cet �lan de l'Etat fran�ais colonial n'est pas tout � fait mort puisque l'auteur nous d�montre que Nicolas Sarkozy, l'actuel pr�sident fran�ais, entretient une sacr�e filiation avec les tenants de la notion imp�riale de la France.
Bachir Agour
Bio-Biblio
Olivier Le Cour Grandmaison enseigne les sciences politiques et la philosophie politique � l�Universit� d�Evry-Val-d�Essonne dans la r�gion parisienne. Il a dirig� et anim� plusieurs s�minaires au Coll�ge international de philosophie. Il a notamment publi� Les citoyennet�s en R�volution 1789-1794 (PUF, 1992). Avec C. Wihtol de Wenden, Les �trangers dans la cit�. Exp�riences europ�ennes, pr�face de M. Reb�rioux (La D�couverte, 1993). Le 17 octobre 1961 : un crime d�Etat Paris (collectif, La Dispute, 2001). Avec C. Gautier, Passions et sciences humaines, (PUF, 2002). Ses derniers ouvrages parus sont : Haine(s). Philosophie et Politique, avant-propos d�E. Balibar, (PUF, 2002) et Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l�Etat colonial, (Fayard, 2005). (Traduit en arabe en 2007.) Avec G. Lhuilier et J. Valluy. Le retour des camps ? Sangatte, Lampedusa, Guantanamo, (Editions Autrement, 2007). La R�publique imp�riale : politique et racisme d�Etat (Fayard, 2009). Traduction en arabe � venir.
La R�publique imp�riale
La R�publique imp�riale d'Olivier Le Cour Grandmaison, sous-titr�e Politique et racisme d'Etat, analyse les fondements, les effets et les cons�quences � long terme du syst�me colonial fran�ais mis en place sous la III R�publique. Pour qualifier cette orientation, l'auteur cr�e le concept d'imp�rialisation. Il en d�monte le processus � partir d�une �tude de textes philosophiques, politiques, juridiques et litt�raires de contemporains sp�cialistes de la question. Quand en juillet 1885, les d�put�s sont, pour la premi�re fois, appel�s � d�lib�rer sur la politique coloniale, la R�publique imp�riale est � un tournant de son histoire. La conf�rence de Berlin vient de s'achever sur le partage du monde entre les puissances europ�ennes. Dans �la course � l'Afrique�, le signal de d�part vient d'�tre donn�. Deux conceptions du monde s'opposent. L'une conforme � l'esprit de la R�volution de 1789 et � la D�claration des droits de l'homme, repose sur l'�galit� des hommes et des peuples et condamne fermement les guerres de conqu�tes et le syst�me colonial oppressif. L'autre, fond�e sur la hi�rarchie des races, s'appuie sur la grandeur du pays qui �autorise la France � s'emparer du reste du monde pour cette seule raison qu'elle est sup�rieure sur les plans �conomique, technique et militaire et qu'elle y a int�r�t�. Il s'agit alors de restaurer l'autorit� de l'Etat apr�s la d�faite inflig�e par la Prusse en 1870 et le spectre de la r�volution incarn� dans la Commune de Paris. L'�conomiste et th�oricien de la colonisation Paul Leroy-Beaulieu le d�clare : �La colonisation est pour la France une question de vie ou de mort.� A la Chambre, les partisans de l'Empire colonial l'emportent � une majorit� de quatre voix. Le processus d'imp�rialisation est enclench�. Il va affecter la soci�t� fran�aise en profondeur en induisant des orientations nouvelles jug�es scandaleuses par les opposants au regard des valeurs r�publicaines. Sous l'influence du darwinisme social et imp�rial fond� sur la lutte des races r�sultant de la s�lection naturelle, la R�publique imp�riale applique la loi du plus fort, celle des blancs contre le reste de l'humanit�. C'est la d�faite de l'universel, le triomphe de la scientificisation de la politique qui l�gitime un nouvel ordre colonial in�galitaire et discriminatoire. Emerge alors le concept d'espace vital imp�rial que l'auteur analyse en parall�le avec l'espace vital national socialiste. Dans cette �tude scrupuleuse et exhaustive du credo imp�rial r�publicain, la colonisation de l�Alg�rie et son syst�me d'assujettissement �tabli par le code de l'indig�nat est longuement �voqu�e. On note � cet �gard deux caract�ristiques essentielles de la politique fran�aise sur le long terme. D'une part, la continuit� de la politique �indig�ne � r�duite � l'assujettissement, d'autre part, le fait que l'assimilation r�elle n'a concern� que les colons d'origine europ�enne, et en aucun cas les Arabes ou les Kabyles. Pour preuve, l'institution du double coll�ge, �cette parodie de d�mocratie�. De nombreux �crits, y compris ceux d'auteurs pro-coloniaux, t�moignent de l'esprit colon et du m�pris de l'homme blanc envers les autochtones ainsi que des violences qu'il leur inflige. M. Viollette, qui fut notamment gouverneur de l'Alg�rie de 1925 � 1928, d�nonce les colons propri�taires de droit divin et de droit de conqu�te et met d�j� en garde contre un �nationalisme exasp�r� auquel les Soviets [...] ne manqueront pas de s'int�resser �. L'auteur met en �vidence les ressorts de cette situation de violence � �un syst�me de caprice, de tyrannie, de meurtre, de rapine et de viol� � li� � la nature de l'Etat colonial et � son fonctionnement. Face � cette violence suscit�e par la n�gation de l'autre, le regard des colonis�s sur leur oppresseur est d�mythifi�. Contrairement � la l�gende entretenue par les tenants de la colonisation, l'homme blanc est per�u comme un v�ritable fl�au. L'auteur le constate, les effets du syst�me d'imp�rialisation des esprits mis en place sous la III R�publique sont toujours vivaces comme en t�moigne l'orientation politique de l'actuel gouvernement fran�ais. Il souligne � propos de la loi du 23 f�vrier 2005 sanctionnant une interpr�tation mensong�re du pass� colonial : �La France est � ce jour le seul Etat d�mocratique, et la seule ancienne puissance imp�riale europ�enne, o� des dispositions l�gislatives qualifient de fa�on positive l'histoire coloniale. � La R�publique imp�riale d'Olivier Le Cour Grandmaison constitue � ce jour l'�tude la plus compl�te des m�canismes qui ont conduit � la mise en place d'un syst�me colonial dont nous subissons encore, les uns et les autres, les contre-coups.
M. N.
La R�publique imp�riale, politique et racisme d'Etat, ed. Fayard, 2009


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