Le Soir d�Alg�rie : Vous avez publi� un livre, Frantz Fanon, l'importun. Pourquoi l'usage du mot �importun�. Autrement dit, o� r�side l'importunit� de Fanon? Christiane Chaulet-Achour : Effectivement, lorsqu�il s�est agi de trouver un titre � ce petit livre qui, selon les principes de la collection, ne devait pas �tre un pav� pesant dont les universitaires et sp�cialistes ont le secret et devait �tre accrocheur, je me suis dit qu�il fallait trouver un qualifiant qui �croquait� la perception que l�on a de Fanon, de part et d�autre de la M�diterran�e et du c�t� de sa mer, la Cara�be. Il est celui dont on ne peut effacer la pr�sence, qui d�range, qui g�ne car il nous pousse sur des terrains sur lesquels nous ne souhaitons pas aller. Quand je dis �nous�, je ne pense pas seulement ceux qui d�tiennent les mani�res autoris�es de penser mais toutes sortes de gens. On a toujours quelque chose � �reprocher� � Fanon pour se d�barrasser de lui et faire l��conomie de le lire ! Vous vous int�ressez � Fanon depuis, dites-vous, vos ann�es d'universit� en tant qu'�tudiante, Fanon que vous avez aper�u chez vos parents. Qu'est-ce qui a d�clench� cet int�r�t ? A l�ind�pendance, c��tait exaltant de lire des pages aussi prenantes sur l�Alg�rie que celles �crites dans L�an V de la r�volution alg�rienne� sur la femme, en particulier et de trouver cela chez quelqu�un qui n��tait pas n� au pays mais qui l�avait adopt� totalement et qui avait donc une distance int�ressante. Comme parall�lement et tr�s vite je me suis mise � lire des auteurs �du tiers monde� comme on disait alors, j�ai constat� combien ses analyses� �le monde colonial est un monde coup� en deux�� etc., faisaient �cho aux paroles des �crivains ayant subi la situation coloniale. C�est s�r que c��tait aussi un nom familier, dans ma famille, et j�ai eu envie d�aller voir du c�t� de ce dont on me parlait avec admiration. Quand j�ai lu Les damn�s de la terre, le chapitre IV m�a aid�e � r�fl�chir � la notion de �culture nationale�. Je n�ai lu Peau noire masques blancs que plus tard. En quoi le parcours et l'�uvre de ce psychiatre d'origine martiniquaise mort en combattant alg�rien pour l'ind�pendance de l'Alg�rie sont-ils singuliers ? D�abord pour tout ce que vous venez de dire : psychiatre, Martiniquais, ind�pendance. Il n�est pas mort en combattant au sens propre du terme et une de ses derni�res lettres exprime fortement son regret � ce sujet. Il combattait autrement, �videmment ! Ces trois termes n�ont �t� conjugu�s par personne d�autre m�me s�il y a eu d�autres Antillais qui ont soutenu la lutte alg�rienne de r�sistance au colonialisme. Je pense � Daniel Boukman, � Sonny Rupaire� C�est impressionnant de penser qu�on puisse quitter ce qui nous est proche pour s�engager pour une lutte qu�on estime juste, dans une aventure totalement in�dite et la faire sienne. Quand je lis la conclusion dans Les damn�s de la terre � que j�ai si souvent lue � j�ai la gorge serr�e : �Allons, camarades, il vaut mieux d�cider d�s maintenant de changer de bord. La grande nuit dans laquelle nous f�mes plong�s, il nous faut la secouer et en sortir. Le jour nouveau qui d�j� se l�ve doit nous trouver fermes, avis�s et r�solus. Il nous faut quitter nos r�ves, abandonner nos vieilles croyances et nos amiti�s d�avant la vie. Ne perdons pas de temps en st�riles litanies ou en mim�tismes naus�abonds. Quittons cette Europe qui n�en finit pas de parler de l�homme tout en le massacrant partout o� elle le rencontre, � tous les coins de ses propres rues, � tous les coins du monde.�� L�homme qui �crit cela, qui nous pousse � la lutte et � l�espoir, a 36 ans et il sait qu�il va mourir. Mais ses id�es d�passent son destin personnel. Je trouve cela fort et beau et impressionnant ! Lequel de nous aurait-il pu faire un tel choix ? Le ferait aujourd�hui ? La pens�e de Fanon a �t� assez bannie de l'espace public, y compris en Alg�rie. Comment expliquez-vous cette occultation, notamment dans l'espace o� elle aurait d�, au contraire, �clore ? J�ai un peu r�pondu en parlant du choix du qualifiant �importun� : quand quelqu�un, comme Fanon, vous agrippe au corps, dans tous vos muscles, dans votre chair, pour vous emp�cher de sommeiller et d�accepter les choses, ce n�est pas facile de le neutraliser. Il est un emp�cheur de penser en rond, m�me si, sur des points pr�cis, il fait des erreurs � heureusement, c�est un �tre humain ! � mais le souffle de sa voix et de ses analyses est perturbateur de l�ordre �tabli, quel que soit cet ordre. Vous savez, on a toujours balis� les pens�es fortes par des discours d�accompagnement qui les encadrent, les neutralisent : on ne les laisse pas agir en toute libert�. La meilleure fa�on de les neutraliser, c�est de les r�duire au silence. Fanon est mort jeune, � 36 ans. Son �uvre aurait naturellement matur� s'il avait v�cu plus longtemps. Quelles sont, selon vous, les grandes id�es de lui qui ont marqu� la pens�e contemporaine ? Un humanisme prospectif qui n�est pas r�duit � une civilisation ou � une culture mais qui se retrouve dans les cultures du monde, du c�t� des opprim�s de pr�f�rence. Son analyse du racisme et de l�exclusion qui n�a pas pris une ride. Sa lucidit� devant les traumatismes occasionn�s par la violence et qui gangr�nent le corps social au-del� de la guerre, au-del� de la torture, au-del� de l�oppression. Sa recherche d�une humanit� nouvelle � faire �clore et non d�une passation de pouvoir des dominants d�hier par ceux d�aujourd�hui. Dans le domaine de la psychiatrie qui n�est pas le mien, je crois que bien des choses qu�il avait exp�riment�es � Blida puis � Tunis seraient un progr�s si on les reprenait dans les soins. On assiste timidement � un retour de Fanon. Quels sont les grands axes qui font convoquer sa pr�sence ? En partie ce que je viens de dire : tout ce � quoi Fanon a cru et ce pour quoi il s�est battu ne s�est pas r�alis�. Les violences de toutes sortes gangr�nent le corps social ici et l�, le racisme bat son plein et pas seulement dans les pays nantis. L�exclusion, au nom de toutes sortes de principes, est la r�gle de beaucoup de fonctionnements sociaux� comment ne voulez-vous pas, d�s qu�on met ou remet le nez dans les livres de Fanon, qu�on n�en re�oive pas l�actualit� en pleine figure ! Vous avez assist� � un certain nombre de rencontres sur Fanon, dont le colloque international d'Alger de 1987 que vous racontez dans un article publi� par Alg�rie-Litt�rature-Action. Que pensez-vous de la m�diation de ces rencontres pour la pens�e de Fanon? La rencontre dont vous parlez fut un moment exceptionnel et qui, sur le moment, a eu un impact pour les quelques centaines de personnes qui ont pu y assister. C��tait important aussi que l�Alg�rie rende hommage, enfin, � celui qui l�avait adopt�e en une p�riode de grands risques. Mais tout n��tait pas rose dans cette r�ception et des journaux ont d�nonc� Fanon l��tranger, etc. Mais pour qu�il y ait v�ritablement impact, il aurait fallu que les actes de ce grand colloque soient publi�s. Ce qui ne fut jamais fait. La rencontre publique (colloque ou autre) est importante : elle r�veille et f�d�re mais elle perd son effet si elle n�est pas relay�e par une trace �crite. Si l�on parle encore du colloque de Fort-de-France, v�ritable pari de Marcel Manville, avocat et ami de Fanon � ami de l�Alg�rie aussi � pour �rendre Fanon aux siens�, c�est parce qu�il a �t� publi�. La m�me chose pour le colloque de Brazzaville, pour le num�ro des Temps Modernes consacr� r�cemment, en partie, � Fanon, etc. Il est plus que regrettable que son pays d�adoption l�ignore autant que la France alors que les Etats-Unis et d�autres pays ont su reconna�tre son apport. Quel �tat des lieux peut-on �tablir de la pr�sence de Fanon aujourd�hui � travers le monde ? Ce serait tr�s pr�somptueux de ma part de r�pondre � une telle question car je n�ai pas toutes les informations. Mais je pense qu�il y a un retour � Fanon qui est en retard par rapport aux pays de langue anglaise mais qui se fait dans les pays de langue fran�aise. Un peu partout, Fanon est traduit, ce qui est la preuve de l�int�r�t qu�on lui porte. Propos recueillis par Bachir Aggour Biobiblio Christiane Chaulet-Achour, n�e le 22 mars 1946 � Alger, est actuellement professeur de litt�rature compar�e et francophone � l'Universit� de Cergy-Pontoise, depuis septembre 1997. Elle a enseign� ant�rieurement � l�Universit� d�Alger, de 1967 � 1994. Elle a d� quitter l�Alg�rie � cette date mais y a toujours fait et fait des s�jours r�guliers. Sp�cialiste de la liaison entre la place et la fonction du fran�ais dans la p�riode coloniale et post-coloniale et de l��criture litt�raire, elle a publi� de nombreuses �tudes (articles et ouvrages) sur la litt�rature alg�rienne (et plus largement maghr�bine), sur la litt�rature du Machrek ainsi que sur la litt�rature antillaise. A la jonction de ces deux espaces, l��uvre de Frantz Fanon, cet Alg�rien antillais, l�accompagne depuis sa formation � l�Universit� d�Alger comme r�f�rence indispensable sur les effets multiples des dominations. Sp�cialiste de la liaison enseignement du fran�ais et �criture litt�raire, de l�intervention linguistique en situation coloniale puis post-coloniale, elle a publi� de nombreuses �tudes sur la litt�rature maghr�bine, sur la litt�rature de la Cara�be. Ses recherches portent tout particuli�rement, depuis de longues ann�es, sur les �critures des femmes des Suds, d�Alg�rie et d�ailleurs et sur les rapports entre le Maghreb et le Machrek et la France avec une attention particuli�re d�une part, pour Les Mille et une nuits et l'imaginaire litt�raire contemporain et, d�autre part, les ph�nom�nes de la violence (guerre, viol, esclavage). Elle est aussi directrice d�une collection aux �ditions Le Manuscrit, Paris, �F�minin/Masculin�. htpp//www.christianeachour.net
SIGNET Fanon, le come-back On a encore beaucoup � apprendre de Frantz Fanon. Oubli�, effac� presque de la surface des id�es, il rebondit aujourd�hui � la faveur de crises port�es en germe par les situations qu�il d�crivait dans ses ouvrages visionnaires. De quoi avait parl� ce psychiatre martiniquais mort dans la peau d�un th�oricien de la R�volution alg�rienne ? De colonialisme, de racisme, de violence, d�injustice, d�ali�nation. Mais aussi de n�cessit� de combattre les trois premiers ph�nom�nes et de se lib�rer du quatri�me. La plupart des id�es d�velopp�es par Fanon, arrach� � la vie et � sa r�flexion pr�matur�ment par une leuc�mie en 1961 � 36 ans, trouvent leur prolongement dans la r�alit� d�aujourd�hui. Apr�s que ses �crits eurent servi de bible aux mouvements de lib�ration nationale essentiellement en Afrique et aux mouvements des Blacks Panthers aux Etats-Unis, le brusque d�clin des id�es r�volutionnaires, conjugu� � l�amn�sie s�lective des siens, c�t� alg�rien en tout cas, les ont pr�cipit�s dans la d�su�tude. Passag�re. Les d�sordres du monde d�aujourd�hui les ont exhum�s. Et Fanon devient une cl� pour comprendre et agir sur l�histoire en train de s��crire au jour le jour. Ce retour de Fanon sur la sc�ne intellectuelle a inspir� � Christiane Chaulet-Achour un essai, Fanon, l�importun dont il est question dans l�entretien ci-apr�s. L�essai est la r�union de conf�rences de l�auteur ainsi que des cours consacr�s � Fanon. La d�marche de l�auteur est d�aider � comprendre Fanon � travers la lecture de ses textes. Elle d�gage aussi des lignes de lecture pour ceux qui d�couvrent le texte de Fanon aujourd�hui. O� on d�couvre la fra�cheur renouvel�e d�une pens�e que certains ont vite enterr�e. B. A. Frantz Fanon l�importun, Chaulet Achour, Christiane. Montpellier, Editions Ch�vre-feuille �toil�e.