Plus que les recettes �conomiques et sociales n�olib�rales, c�est la culture, la morale et la philosophie sous-jacentes � ce courant qu�il convient de m�diter, � d�faut de contenir ou d�enrayer. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk, recteur d�universit� et auteur de nombreux ouvrages, a d�fray� la chronique, d�but ao�t dernier, en publiant dans les colonnes du quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung une chronique au titre fort provocateur �Oui, le pauvre exploite le riche� qui s�en prend � l�Etat vorace et pr�dateur, cette �main qui prend� une part croissante de la richesse cr��e. Jusque-l�, rien de choquant. C�est m�me vrai. Cela a suffi pour que Peter Sloterdijk soit qualifi� de provocateur par de prestigieuses publications. Pourtant, tout en �tant provocateur dans le titre, le texte du philosophe allemand, qui n�est pas un ultralib�ral, dresse un tr�s beau panorama de l��volution des id�es depuis Jean- Jacques Rousseau et son Discours sur l�origine et les fondements de l�in�galit� parmi les hommes (1755), texte dans lequel Rousseau �crivait : �Le premier qui, ayant enclos un terrain, s�avisa de dire : ceci est � moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la soci�t� civile.� Sloterdijk se r�approprie cette id�e que �le premier accapareur est le premier entrepreneur, le premier citoyen et le premier voleur. Il est immanquablement accompagn� du premier notaire�, charg� de l�galiser l�appropriation apr�s coup. �Le secret de la soci�t� civile repose dans une sanctification a posteriori de l�initiative violente, poursuit Sloterdijk. Il s�agit, avant tout, d��tre le premier quand le vol originel a lieu, de lui d�coulera, ensuite, le titre de propri�t�. Celui qui arrive trop tard se voit infliger une sanction par la vie. Restera pauvre celui qui se trouve du mauvais c�t� de la cl�ture. � Tel est, de l�avis de Stolerdijk, le fondement de toutes les col�res, les r�voltes, leur ferment et leur l�gitimation. En effet, pour Sloterdijk, l�hypoth�se d�un vol originel � la cl�ture originelle � �sert de fondement � l�habitus moderne, inh�rent au marxisme mais pas exclusivement, qui se caract�rise par une absence de respect pour le droit en vigueur et notamment pour le plus bourgeois des droits : l�inviolabilit� de la propri�t�. [�] A partir de l�, il incombe � la politique de proposer une compensation pour les pr�judices inflig�s � la majorit� lors du partage ant�rieur : il importe d�sormais de r�clamer pour la communaut� ce que les premiers accaparants se sont appropri�s. [�] Toutes les avant-gardes r�volutionnaires exigent de reprendre depuis le d�but, le partage du monde.� Les luttes incessantes des hommes ne serviraient donc qu�� corriger une injustice originelle, sans y parvenir vraiment ou d�finitivement. Tous les proudhoniens vous le diront, �la propri�t� c�est le vol� ! �Cet arri�re-plan �tant pos�, �crit encore Peter Sloterdijk, il est facile de comprendre pourquoi toutes les �conomies �critiques � ont d� prendre, apr�s Rousseau, la forme d�une th�orie universelle du vol. [�] Dans une perspective politique, cette nouvelle science de �la main qui prend� explique pourquoi la r�elle oligarchie en place ne peut �tre vaincue qu�en reprenant ce qui a �t� pris initialement. Ici, entre en sc�ne la plus puissante pens�e �conomico- politique du XIXe si�cle qui, gr�ce � l�exp�rience sovi�tique de 1917 � 1990, a �galement impr�gn� le XXe si�cle : elle exprime l�id�e quasi hom�opathique que, du c�t� de la majorit�, on ne peut rem�dier au vol originel perp�tr� par une minorit� que par un contre-vol fond� moralement.� Tel est, de l�avis de Peter Sloterdijk, le fondement du fonctionnement de l�Etat moderne, qui semble �tre la r�sultante d�une �construction hasardeuse et fourvoy�e du principe de propri�t�, de Rousseau � L�nine, en passant par Marx�. Toute l�ing�niosit� des politiques consiste donc � colmater cette tare originelle de l�Etat moderne, cette �kleptocratie �tatique � par une redistribution, elle-m�me sans cesse contest�e, des richesses produites. Peter Sloterdijk commente ainsi cette affectation des pr�l�vements ou ponctions op�r�s par l�Etat : selon lui, une �bonne moiti� de la population de chaque nation moderne� vit �dans une large mesure des contributions de l'autre moiti� de la population, celle qui paie des imp�ts�. Conclusion : une nouvelle lutte de classes s�installe reposant sur une �exploitation des citoyens productifs par les citoyens improductifs�, dont on ne sortira que par �la fin de l'imp�t obligatoire et sa transformation en don � la collectivit�. La charit� et le don, au lieu et place des transferts sociaux op�r�s par l�Etat, telle semble �tre la recette de l�auteur de l�article. La �d�rision� est grotesque en ce qu�elle constitue une r�gression de plus d�un si�cle et demi qui nous ram�ne � la p�riode ant�rieure � l�encyclique papale Rerum Novarum de 1851 qui fait de l�aide de son prochain un devoir ou une obligation morale. La th�se de l'Etat spoliateur n�est pas nouvelle. Elle irrigue le courant ultralib�ral comme le sang irrigue l�organisme humain. La force des pauvres viendrait de leur nombre et de la possibilit� que la d�mocratie leur donnerait de l�galiser, � d�faut de l�gitimer, le brigandage ou la kleptocratie. Un argument bien commode, souvent avanc� pour occulter le fait que les niches fiscales et les all�gements de toutes sortes qui accompagnent le retour aux affaires des ultralib�raux s�apparentent � ce que des hommes de droite appellent �un v�ritable n�o Moyen-�ge fiscal�. Tout le reste n�est que mauvaise litt�rature. Il en est ainsi lorsque Pascal Salin �crit : �Imaginons, par exemple, un village de 100 personnes, o� une bande de 51 brigands essaie de spolier les 49 autres habitants. (...) [S'ils prennent] le pouvoir dans le village en se faisant �lire d�mocratiquement, il leur suffira alors de voter des r�gles ou des imp�ts spoliateurs et la spoliation deviendra alors l�gale. Bien entendu, dire qu'elle est l�gale ne veut pas dire qu'elle est l�gitime. �(*) L�actualit� atteste du contraire, et Bob Herbert, �ditorialiste du New York Times fait bien de le rappeler(**) en s�insurgeant devant le scandale de l�insolente richesse retrouv�e, dans son pays, les Etats- Unis, par ceux qui n�ont d� leur survie qu�au prix d�un sauvetage qui a ruin� l�Etat, alors m�me que la grande majorit� de ses concitoyens lutte pour parvenir � joindre les deux bouts ou � conserver un toit. Le constat est au vitriol : �Nous avons pass� ces derni�res d�cennies � couvrir les riches d�argent, comme s�il n�y avait pas de lendemain. Nous avons abandonn� les pauvres, �trangl� �conomiquement la classe moyenne et mis en faillite le gouvernement f�d�ral �tout en donnant � peu pr�s tout ce qu�ils voulaient aux banques, aux m�ga-entreprises et � ceux qui sont au sommet de la pyramide �conomique. Mais nous ne semblons toujours pas en avoir tir� les le�ons qui s�imposent. Nous avons laiss� tant de gens tomber dans le terrible ab�me du ch�mage, que personne � ni l�Administration Obama, ni les syndicats, ni certainement quiconque au Parti r�publicain � n�a la moindre id�e sur la fa�on de leur redonner du travail. Pendant ce temps, Wall Street tutoie les sommets. Je suis �tonn� de voir � quel point la population reste passive face � ce scandale qui perdure. Au moment m�me o� des dizaines de millions de travailleurs am�ricains se battent pour garder leur emploi et conserver un toit sur la t�te de leurs familles, les petits malins de Wall Street se l�chent les babines avec un nouveau festin obsc�ne de plusieurs milliards de dollars de bonus � cette fois-ci gr�ce aux milliards du plan de sauvetage fournis par l�Oncle Sam, en contrepartie de bien peu de contraintes. Conclusion : �Nous ne pouvons pas continuer � transf�rer la richesse de la nation � ceux qui sont au sommet de la pyramide �conomique � ce que nous avons fait depuis environ trente ans � tout en esp�rant qu�un jour, peut-�tre, les avantages de ce transfert se manifesteront sous la forme d�emplois stables et d�une am�lioration des conditions de vie de millions de familles qui luttent pour y arriver chaque jour�, s�exclamet-il, avant de conclure qu�aujourd�hui, il faudrait �tre �fou� pour continuer � croire � ce �conte de f�e.� A. B. (*) In Lib�ralisme, paru aux �ditions Odile Jacob, Paris 2000. (**) Bob Herbert, Cessons de nous ruiner pour sauver les riches, New York Times, 20 octobre 2009.