Le Soir d�Alg�rie : Avec l�Amante, votre �criture tranche un peu avec El�gie du froidet Imaqar; vous abordez l��criture d�une mani�re sc�nariste avec des multiples �je� narrateurs qui donnent une certaine dimension au texte. Est-ce une transition pour vous ? Rachid Mokhtari : Il y a sans doute des passerelles d��criture entre les trois romans qui forment un univers romanesque. L�Amante tire sa substance de mon premier roman El�gie du froid et partage ses espaces g�o-mythiques avec Imaqar. Leur lien esth�tique tient dans la mise en contigu�t� des faits historiques et/ou journalistiques avec des mondes de l�gendes et de mythes. Dans l�Amante, cette proximit� des deux mondes (le r�el historique de Dien Bien Phu et le mythe du tissage ainsi que ses rituels) est complexe bien qu�elle soit clairement rendue par des indices typographiques. Ce qui justifie, � mon sens, la multiplicit� des �je� narrateurs inter et intra-chapitres. Ce sont plus des instances vocales que des personnages au sens classique du terme. Chaque �je� se superpose � l�autre comme les fils de laine dans la trame du m�tier � tisser. Les �je� de l�Amante neutralisent leur nom, leur g�n�alogie et leur pr�sent d��nonciation. Ils deviennent des �tres vocaux qui se jouent du temps, de la vie, de la mort. Ils sont propuls�s par leur soliloque ou leur rapport dialogique hors de leur r�alit� �v�nementielle et, dans cette fragmentation m�me, ils �chappent aux codes discursifs de leur propre narration. Cette polyphonie des �je� donne � l�Amante un corps vocal antique qui invite le lecteur � faire partie du ch�ur. Les l�gendes et les rites ancestraux tiennent une grande importance dans votre �criture. Dans votre dernier roman, vous avez pr�t� une voix � Tamzat, que ou qui repr�sente-t-elle ? Les l�gendes et les mythes tiennent une place privil�gi�e dans notre culture maghr�bine, africaine, sud-am�ricaine et dans les pays du Soleil levant. Ce ne sont pas que des survivances de l�oralit� mais, bien plus, des �l�ments constitutifs de notre perception du monde moderne. L��criture, elle-m�me, est d�j� un mythe et que dire de ce qui la meut ? Recherche-t-on dans les mythes une signifiance des racines, un d�racinement du futile ou encore une r�activation d�un sens romanesque qui �chappe � une actualit� qui, parce que de plus en plus d�ferlante, atrophie l�imaginaire et ses rapports complexes avec l�Histoire et ses ic�nes universelles. L�espace romanesque est fait de mythes anciens et modernes, sans ceux-ci, la cr�ation, toute cr�ation serait �ph�m�re et comme telle, ne r�siste pas � l�usure du temps. La l�gende des crapauds dans Imaqar, le tissage du burnous dans l�Amante et les becs ensanglant�s des poules au lendemain des massacres de la population de Boukadir dans El�gie sont des th�mes universels avec leurs particularit�s locales. Le personnage de Tamzat, l�invisible tisseuse, est fort connu dans la soci�t� traditionnelle des Aur�s et du monde agraire en g�n�ral. La culture populaire reste le ferment du roman moderne. Vos personnages f�minins : Tassa�dit, Tamzat, Tazazra�t, Za�na se confondent entre r�alit�s, l�gendes et symbolique. Ces femmes sont-elles un pr�texte litt�raire ? Chacune est repr�sentative d�une perception du monde, de leur monde. Za�na, l�amante, et Tamzat, tisseuse invisible, tissent et donnent vie � un monde imaginaire, qui �chappe aux guerres, aux famines ; ce sont des figures tut�laires de beaut� et d�envo�tement. Elles sont les interlocutrices de Omar et prennent vie dans la face po�tique du roman ; des voix d�incantation, �l�giaques dont le rythme rappelle les chants gr�goriens qui accompagnent les guerriers pour une bataille d�cisive. Les autres, Tassa�dit et Aldjia, appartiennent � la r�alit� sociale de l��poque. Elles y expriment leur tourment. Il y a un personnage qui intrigue dans votre roman, c�est la vieille Tazazra�t, son ombre constante � travers le roman, une ombre qui n�est pas fortuite�. Est-elle intrigante ? C�est une vieille femme multi-centenaire qui collectionne les burnous des anc�tres et en �poussette les pans du haut de son mur de pierre. Je l�ai con�ue comme telle. Par opposition peut-�tre � la jeune et belle Za�na qui tisse un burnous pour Omar en pr�vision de son retour printanier alors que Tazazra�t en a empil� des centaines de ces burnous laiss�s par ceux qui sont partis pour des guerres coloniales sans retour ou en p�lerinage. Elle sait que le cardage de Za�na et le tissage de Tamzat sont vains ; le corps qui portera le burnous est d�j� cribl� de balles par l�ennemi. Elle est famili�re, l��lue, la confidente des A�t Lakhart (la tribu des morts) ; elle est intime des g�n�alogies pass�es et � venir. C�est un esprit f�minin craint. Il me fascine. Une ombre ? Est-ce celle de Za�na, celle encore des hommes emmen�s dans des guerres coloniales qui ne les concernaient pas ou encore le double de Tamzat venue de son lointain djebel Ouaq Ouaq? Le roman tourne autour de la construction d�une maison � �tage � Tamazirt L�alalen qui devient source de conflits, cette maison inachev�e et maudite encore une autre symbolique ? Oui, cette maison � �tages est au centre des conflits. Elle s�oppose � l�ancienne masure des anc�tres. Elle se construit mais elle porte en elle une mal�diction qui commence avec la guerre d�Indochine dans laquelle son concepteur s�est engag� et est rest�e inhabit�e suite � une autre guerre qui commence en 1954 qui voit l�ancien sergent-chef de l�arm�e fran�aise d�serter la compagnie pour rejoindre les maquis d�Imaqar. Comment pouvait-elle avoir une architecture entre une guerre qui finit et une autre qui commence. Il n�y a pas de toit s�curisant. Certes, elle a connu les �treintes de Omar et Za�na sous le regard t�n�breux de Tazazra�t. Le m�tier � tisser qu�elle a abrit�, duquel est sorti le burnous, n�a pu sauver Omar de la mitraille de l�ennemi, de ses anciens compagnons d�armes. Une telle maison pouvait-elle s��lever sur des fondations historiques brouill�es ? Je ne sais pas s�il y a une dimension autobiographique dans vos romans, mais peut-on dire que de votre enfance en Kabylie, vous manifestez une vraie fid�lit� ? Les lieux du roman sont affectifs et ne sont point g�ographiques. Les personnages, les lieux, le contexte historique sont universels m�me si, comme dans toute entreprise romanesque, les lieux affectifs sont plus signifiants que leur g�ographie physique. Je n�ai pas v�cu mon enfance en Kabylie et j�aurais peut-�tre aim� qu�elle s�y pass�t. Est-ce pour cela que cette Kabylie reste pour moi un lieu imaginaire comme le djebel Ouaq Ouaq, les rizi�res de Dien Bien Phu, la caserne de Blida, les maquis de Tablat. Imaqar n�existe pas en tant que village topographique. Il est n� dans mon roman et j�y vis comme ses personnages. Il y a une tendance actuellement dans la litt�rature, qui justement revient sur les �v�nements de la guerre d�Alg�rie avec questionnements et interrogations� Nous sommes le continuum de plusieurs g�n�rations de guerres et cela ne finit pas. Les Alg�riens n�s en 1990 et qui ont aujourd�hui 20 ans appartiennent toujours � une g�n�ration de la guerre du terrorisme islamiste. Mon personnage Omar dans l�Amanten�a pas eu de �quille� entre les deux guerres ; celle du Vietnam et d�Imaqar en si peu de temps tandis que son p�re a trim� dans les fonderies de l�ex-m�tropole. Notre identit� est une calamit� des guerres, de sang, d�injustices. Comment s�en d�faire ? Ce n�est pas un devoir de m�moire car cela suppose une g�n�ration de paix et de prosp�rit�. Mais nous n�en sommes pas l� encore. L�histoire continue de se faire en nous avec ses malheurs. De m�me que les fondateurs du roman maghr�bin moderne ont tremp� leur plume dans le sang des victimes de la colonisation, la nouvelle g�n�ration des �crivains du XXIe si�cle tremperont la leur dans le sang des victimes du terrorisme� Ces derni�res ann�es, il y a une profusion de romans, souvent inesth�tiques et sans un travail sur la langue, il y a aussi des textes comme l�Amante qui nous r�concilie avec la litt�rature et l�imaginaire. Autant que critique et �crivain, comment analysez vous cela ? Dans mes deux essais, la Graphie de l�horreur et le Nouveau Souffle du roman alg�rien, j�ai tent� de distinguer, de situer des romans dans leur contexte historique et dans leur originalit� esth�tique. Il est bien vrai qu�il y a eu cassure dans l�esth�tique romanesque alg�rienne. Je ne pense pas que cela soit d� � la langue mais � la pauvret� des langages litt�raires, � l�absence d�une culture r�f�rentielle, livresque, faite d�une somme de lectures monumentale, aux exp�riences individuelles des �crivains et leur rapport � la culture. La ma�trise de la langue peut �tre un handicap � la cr�ation litt�raire. Par contre, l�authenticit�, l�exp�rience de la mis�re humaine, l�inqui�tude, le doute constituent des valeurs s�res pour l�imaginaire. On n��crit pas pour plaire. On �crit, dit Marguerite Dumas, parce qu�on doute�