Le livre de Abderrahmane Meziane Cherif n�a pas l�ambition, ni la pr�tention, de raconter la guerre de Lib�ration telle qu�elle a �t� men�e sur le sol de France. Par Ahmed Halli Ce premier tome des m�moires de l�ancien condamn� � mort est le t�moignage d�un combattant parmi tant d�autres. Il raconte la guerre telle qu�il l�a v�cue personnellement, sans fards ni fioritures. Mais il n�en constitue pas moins une contribution importante � l��criture de l�Histoire de cette p�riode du combat de l�Alg�rie pour son ind�pendance. C�est une facette quasiment inconnue de la lutte arm�e que notre ami Abderrahmane Meziane Cherif nous propose de d�couvrir dans le r�cit de son itin�raire de combattant de l�ALN qu�il vient de publier(1). L�homme n�est plus � pr�senter : il a occup� les fonctions de ministre de l�Int�rieur, au moment o� l�Alg�rie avait le plus besoin d�hommes comme lui. Mais il a surtout marqu� les esprits et les m�moires, en tant que wali, poste qu�il a occup� durant plusieurs ann�es, de A�n-Defla � Guelma, en passant par B�ja�a et Alger. Ceux qui savent appr�cier les grands commis de l��tat, attentifs et efficaces, en ont gard� un souvenir nostalgique. Dans ces m�tiers o� ne r�ussit pas souvent qui veut, A. Meziane Cherif a su m�riter l�amiti� et la reconnaissance de ses administr�s, qui ont appr�ci� son �uvre de b�tisseur, l� o� il a pu poser ses bagages. Il s�est fait aussi de solides inimiti�s, ce qu�il revendique avec honneur, et avec humour, lorsqu�il �gr�ne parfois, devant un parterre de fid�les amis, ses souvenirs dans la haute administration. Mais ne nous pr�cipitons pas : tout cela sera racont� dans le prochain tome, dont il annonce d�j� la couleur dans ce premier ouvrage. A ce qu�on peut lire dans l�ouvrage actuel, la suite annonc�e ne sera pas tout � fait rose, il y aura m�me de la grisaille. Mais il tiendra la promesse qu�il nous fait d�j�, en avant-propos, cette promesse lisible entre les lignes, ou en clair, de dire pourquoi, et comment nous en sommes arriv�s l�. De fait, on ne pourra pas dire plus tard qu�il ne nous a pas avertis : chaque chapitre de ce r�cit de guerre contient une digression sur les temps dits de paix. Ceux de l�apr�s-guerre, avec les r�ves et les chim�res d�une ind�pendance pourtant ch�rement acquise, des temps qui ont mis l�avenir, notre avenir, entre parenth�ses. Voil� pour l�homme d�aujourd�hui, qui n�avait pas encore boucl� ses vingt ans en 1958, et qui se consacre encore passionn�ment, et sur le terrain, � son sport favori, le football(2). C�est donc � la fin des ann�es 1950, que Abderrahmane Meziane Cherif d�barque � Marseille, avec pour tout p�cule une volont� de r�ussite sociale et un patriotisme forg� dans le malheur. C�est que la vie n�a pas �t� tendre avec le jeune Abderrahmane, priv� de sa m�re alors qu�il �mergeait � peine de la petite enfance. Cet �pisode douloureux, il le raconte sans fards, mais avec une certaine pudeur. Comment sa tante paternelle, qu�on se surprend � ha�r � cette �vocation, a tout fait pour s�parer ses deux parents ? Une tante, volontiers assimil�e aux �Loundja N�t�riel�, ces sorci�res anthropophages de nos l�gendes, qui ne supportaient pas de voir des gens heureux. Alors, on utilise les recettes du �Livre des ruses�, accessible aux comploteurs de villages analphab�tes, ou l�art de trancher dans le vif. Car dans nos soci�t�s, les corbeaux du malheur ne se contentent pas de d�truire les liens du couple. Ils font en sorte de rendre la s�paration et la coupure irr�m�diables : le p�re de Abderrahmane se remarie imm�diatement, en effet, mais la m�re ne tarde pas aussi � convoler. L�honneur de la famille �r�pudi�e� est � ce prix : tant pis pour les d�g�ts directs et collat�raux. Or, c�est l�auteur, enfant, qui subit de plein fouet cette s�paration brutale, dont il a gard� un souvenir tenace et irr�pressible. Le p�re aussi, qui traverse le r�cit, comme une ombre, ne laissera pas l�image d�un g�niteur aimant et attentionn�. On devine, toutefois, que cette douleur sourde qui a accompagn� sa vie s�est �vapor�e, dans ce livre en un paragraphe, et pour solde de tout compte. Abderrahmane surmontera ces �d�s�quilibres affectifs�, comme il les appelle, gr�ce � l�affection bourrue de son grandp�re, Si Mahmoud. Ce grand-p�re, adul� et v�n�r�, est en quelque sorte l�ange gardien qui lui apportera soutien et r�confort dans les �preuves qu�il traverse, durant l�enfance, et au sortir de l�adolescence. Avec lui, le jeune Abderrahmane d�couvre et fr�quente sa premi�re �cole de patriotisme. Toujours sous la f�rule de Si Mahmoud, l��l�ve fr�quente l��cole de �Nos anc�tres les Gaulois�, tout en sachant � quoi s�en tenir sur ses origines, et sur l�odieux syst�me qui r�gente son pays. Il en verra le hideux visage, en 1945, lorsqu�il est le t�moin horrifi� et r�volt� de sc�nes de massacres commis dans son village d�El-Eulma, ex-St-Arnaud. D�s lors, sa trajectoire est toute trac�e, et c�est tout naturellement qu�il c�toie et fr�quente les grandes figures nationalistes de cette �poque. Il apprend beaucoup d�eux, tout en les rassurant sur la qualit� de la rel�ve, par ses dispositions et ses solides convictions nationalistes. Principal soutien d�une maisonn�e pauvre, Abderrahmane est oblig�, comme tous ceux de sa condition, de quitter son village, et d�aller travailler en France, pour subvenir aux besoins de sa famille. C�est l� que le r�cit prend vraiment un rythme de roman policier, puisqu�il n�est plus question alors que de commissariats et d�uniformes. A son arriv�e � Marseille en 1955, il n'a encore que dix-sept ans, il faut le noter, il prend la route d'Avignon, sa destination naturelle. C'est l� que se trouvaient d�j� des amis et des membres de sa famille ; notre nouvel �migr� trouve, d'embl�e, un premier emploi sur le chantier du barrage de Saint-Montand. Au d�part, ses compatriotes lui disent que le chantier, qui emploie beaucoup d�Alg�riens, n�embauche plus, mais il se pr�sente quand m�me. Au premier abord, on le remballe d�office, car il n�a pas le physique d�un travailleur de force. Alors, le joueur de belote qui sommeillait d�j� en lui sort son atout ma�tre : �Comme je ma�trise tr�s bien l�arabe et le fran�ais, je peux servir de traducteur avec les ouvriers alg�riens.� Et dix de der ! Il est recrut� imm�diatement en qualit� de traducteur, avec logement, une baraque(3), � la cl� ! Lors de ses d�placements sur le site du futur barrage, il entend d�j�, comme un signe du destin, le fracas des explosifs utilis�s pour faire sauter la roche. Nouvel appel du destin, cette foisci en provenance de Lyon, sous la forme d�un appel adress� par un cousin, lui demandant de le rejoindre. Commence alors r�ellement l�aventure du soldat de l�ALN, Allaoua, alias Abderrahmane Meziane Cherif. Ceux qui ne connaissent rien � cette guerre, ceux qui gobent toutes les sornettes, et les histoires � la �Rambo�, en seront pour leurs frais. Ce r�cit n�est pas l��talage d�exploits imaginaires, ou surdimensionn�s, telles qu�en racontent les �planqu�s�, ou les auteurs � succ�s comme le fameux Lart�guy. C�est l�histoire d�un homme, volontairement engag� dans un engrenage dont il n�est pas s�r de sortir vivant. Ce sont les grandes vicissitudes et les petites victoires de groupes d�action dont les efforts sont peu souvent r�compens�s, quand ils ne sont pas carr�ment sanctionn�s par l��chec. �chec de l�attentat contre le commissaire tortionnaire de la rue Vauban � Lyon, pour un impond�rable, un mauvais tour du destin. Encore lui ! Des impr�vus et des impond�rables, il y en aura encore, et la R�volution alg�rienne, toute grande qu'elle fut, n'a pas �chapp� � certains dysfonctionnements et aux al�as engendr�s par l'humaine nature. On se surprend � sourire � l'�pisode de la bombe d�pos�e dans un mod�le de camion ultra-perfectionn� destin� � l'exploitation des hydrocarbures alg�riens. L'engin explosif refuse de faire son office, et de d�truire le camion, stationn� pour exposition, place Bellecour, dans la m�me ville. Tout cela, parce que les ordres �taient d'�viter de faire des victimes parmi les civils fran�ais, pour cela il fallait un minutage pr�cis, et donc une mise � feu plus al�atoire. C'est cependant � Lyon que Abderrahmane fait la rencontre de l'homme qui impulsera un autre �lan � sa vie de militant r�volutionnaire, Omar Harra�gue, dit �Si Sma�l�. Comme l'auteur n'est pas du genre � distribuer des lauriers � tout bout de champ, il y a lieu de s'arr�ter � cette premi�re rencontre, et � ce qu'il dit de son responsable hi�rarchique. �C'�tait un patriote intransigeant, un organisateur hors pair, un homme de principes, d'une honn�tet� scrupuleuse. Il �tait fid�le en amiti�, et avait ce je ne sais quoi qui suscitait le respect chez tous ceux qui l'approchaient. Il �tait d'une telle probit�, et d'une telle droiture, qu'il allait se faire de nombreux ennemis parmi ses pr�tendus amis. Ce fut l'une des figures les plus marquantes de l'Organisation sp�ciale et de la F�d�ration de France du FLN.� En d�pit de son jeune �ge, et de sa courte exp�rience dans l'action clandestine, Abderrahmane est charg� de reconstituer le r�seau, r�cemment d�mantel� par la police, de l'Organisation sp�ciale � Marseille. Il venait de remplir la m�me mission ponctuelle avec succ�s, au niveau de la ville de Grenoble. C'est ainsi qu'il se retrouve dans la cit� phoc�enne, qu'il n'avait fait que traverser � son arriv�e, la premi�re fois par bateau. Il s'attelle � la t�che, non sans b�n�ficier encore de la pr�sence efficace, et quasi paternelle, de Omar Harra�gue. Tout comme son mentor, qui tenait ses yeux bleus de sa m�re allemande, Abderrahmane-Allaoua n'avait pas le type nord-africain, et il pouvait donc se promener en ville sans trop attirer l'attention. Se pliant aux exigences de l'action r�volutionnaire clandestine, il devient Didier Jean-Louis, gr�ce � de faux papiers fabriqu�s par un des faussaires du r�seau. �Tout individu ne pouvait avouer que ce qu'il savait. Et comme dans toutes nos r�unions, nous prenions la pr�caution de mettre des cagoules, nul ne pouvait r�v�ler que j'�tais Didier Jean-Louis, un jeune homme dans le vent, qui avait trois appartements diff�rents, et trois amies pour donner le change... � De fait, notre Dandy avait deux vraies conqu�tes, deux jeunes filles fran�aises, qui ignoraient tout l'une de l'autre, et une militante alg�rienne, pour passer pour un couple normal, aux yeux du voisinage. Abderrahmane, alias Didier, alias Allaoua, chef de l'Organisation sp�ciale � Marseille, met en place son r�seau strictement cloisonn�, dont chaque groupe est compos� de trois militants. Il est alors pr�t, lorsque parvient l'ordre de l'�tatmajor de l'ALN de mener des actions offensives en France � la date du 25 ao�t 1958. Malgr� quelques couacs de derni�re minute, comme les pannes de voiture ou le sempiternel probl�me de d�tonateur, le r�sultat est � la mesure des esp�rances. Le gigantesque incendie du d�p�t de carburant de Mourepiane, qui mobilisa les casernes de sapeurs-pompiers pendant plusieurs jours, fut le plus spectaculaire. Pendant plusieurs jours, les journaux en parl�rent, contribuant ainsi � cr�er une psychose d'attentats et, surtout, � mobiliser des contingents entiers pour la protection des sites sensibles dans toute la France. Gr�ce � sa fausse carte d'identit� fran�aise, et � ses compagnes fran�aises, Abderrahmane pouvait encore se d�placer et monter des op�rations, mais l'�tau policier se resserrait autour de lui, et de son r�seau. Le 1er octobre 1958, il est arr�t�, en compagnie d'un autre responsable de l'OS, A�ssaoui, et de sa compagne factice. Au d�but, soumis ainsi que A�ssaoui � la torture, il commen�a � nier toute appartenance � l'organisation, mais il apparut tr�s vite que leur r�le et leur identit� �taient connus. Ce furent alors les longues semaines, puis les longs mois d'attente, altern�s par des proc�s que le collectif d'avocats du FLN(4) s'effor�ait de faire durer. Puis la longue attente dans une cellule de condamn� � mort, au moment o� l'opinion fran�aise et internationale s'int�ressait beaucoup plus � Caryl Chessman(5), qu'� la marche vers la guillotine d'un patriote alg�rien, qui avait �f�t� ses vingt ans en prison. Puis, les �v�nements vont se pr�cipiter : les n�gociations d'Evian aboutissent, et les deux bellig�rants proclament un cessez- le-feu, � partir du 19 mars 1962. Abderrahmane regagne l'Alg�rie, et son cher village El- Eulma, quelques semaines plus tard, en mai. Arriv� trop tard � la distribution des tenues de ville, au moment de sa lib�ration, il avait d� se contenter du vieux costume vert �meraude qu'il avait lors de son arrestation. Pour El-Eulma, ce costume �tait pourtant le summum de l'�l�gance. �Sans ce costume, elle ne m'aurait peut�tre jamais remarqu�, dit-il avec humour. C'est en effet � El- Eulma, que le destin lui fait croiser la route de celle qui va �tre la compagne de sa vie, mais cela nous ram�ne � une autre histoire. A. H. (1) La Guerre d'Alg�rie en France (Mourepiane : l'arm�e des ombres) par Abderrahmane Meziane Cherif. Pr�face de Jacques Verg�s. (2) Sa passion pour le football, et pour l'�quipe du MCEl- Eulma est l�gendaire. Mais il s'investit aussi beaucoup dans son r�le de supporter de l'�quipe nationale. Sur le terrain, et � soixante-dix ans pass�s, il continue � jouer, avec et contre des �v�t�rans� qui ont trente ou quarante ans de plus que lui. (3) Pour cerner davantage la personnalit� de l'auteur, voici la description qu'il en donne : �Ces baraques de chantier �taient plus solides, plus belles et mieux am�nag�es, que les fameux chalets �Chadwick� que l'Alg�rie ach�tera, en 1994, aux Am�ricains, pour les installer � Club-des-Pins�. Et vlan ! (4) Il s'agissait, entre autres, de Mes Verg�s, Ould-Aoudia, et Benabdallah. (5) Cary Chessman, condamn� � mort en 1948 pour meurtre et viol aux �tats-Unis, a pass� 12 ans dans le couloir des condamn�s � mort � la prison de Saint-Quentin. Il a �t� ex�cut� le 2 mai 1960, apr�s avoir �crit plusieurs livres, devenus des best-sellers.