Dans sa tendre enfance, Salah n'a fait que marcher. Pourtant, il ne se souvient pas en avoir parlé un jour, ni entendu quelqu'un en parler autour de lui. Dans la contrée de son enfance, oubliée de Dieu puis de ses hommes, on a toujours marché sans y prêter attention. Pour plein de raisons mais d'abord parce qu'on ne pouvait pas bouger autrement. Comme il fallait bouger tout le temps, on était obligé de mettre un pied devant l'autre en se disant qu'on allait quelque part. De mémoire de montagnard installé en ville par accident, jamais quelqu'un n'avait dit «je vais marcher». On allait au champ tailler les arbres, piocher, semer, récolter, constater les dégâts de la neige ou du soleil, rester au soleil parce qu'il fait trop froid à l'ombre, s'allonger sous l'olivier parce qu'il fait trop chaud à découvert, tendre des pièges, tondre les moutons et écouter le chant des cigales. Tenez, avant de lire la Fontaine, Salah ne savait pas que les cigales chantaient. Il n'y croit toujours pas, d'ailleurs. Parce qu'il a beau avoir fait des études, les légendes de ses montagnes sont des certitudes qui ne décrépissent jamais. Les cigales «crient», elles ne chantent jamais. Et puis, elles n'ont ni hiver ni été. Dans la légende-certitude de ses montagnes, les cigales ne vivent qu'un jour, de la levée au coucher du soleil, avant de périr, collées aux troncs, le ventre ouvert par la violence de leurs cris et la brûlure des rayons ultra-violets. Elles n'ont donc pas besoin de bosser et se faire des provisions pour l'hiver. «La cigale et la fourmi» est une fable qui vaut une légende des montagnes. Ce matin, Salah s'est quand même posé une question : on sait que les cigales ne chantent pas, mais est-ce qu'elles dansent ? Même la fable ne le dit pas. Fermer la parenthèse des cigales pour revenir à la marche ? Inutile, dans un délire, il n'y a pas de parenthèse. Mais on y revient quand même. Durant ses quarante ans d'homme urbanisé au forceps, Salah a toujours marché sans y penser. Il marche pour aller au marcher, il marche pour aller à la mosquée, il marche pour aller au bord de la mer, pour aller à Bouchaoui, pour aller au stade, pour aller chez son voisin, pour aller se couper les cheveux, pour rendre visite à sa fille mariée, pour surveiller son fils célibataire, pour aller courir et pour aller... marcher. Salah a une voiture mais il n'y est pas accro. Il l'utilise pour aller au boulot, pour aller au bled et quand c'est vraiment nécessaire. Salah marche sans y penser. Salah habite à Alger depuis quarante ans et un beau matin du début du siècle, on lui a dit qu'il est interdit de marcher à Alger. Il y a marche et marche ? Non, dans un délire, toutes les marches sont les mêmes.