Par Nour-Eddine Boukrouh [email protected] �Toute v�rit� n�est pas bonne � dire.�� (Proverbe) Il y a une quarantaine d�ann�es, dans l�ambiance du premier choc p�trolier de 1973 qui a plong� la France dans la crise �conomique, le pr�sident Val�ry Giscard d�Estaing disait aux Fran�ais, pour leur redonner le moral : �Nous n�avons pas de p�trole, mais nous avons des id�es.� Depuis, la formule est devenue c�l�bre. C�est le m�me qui, visitant l�Alg�rie en 1975, d�clarait � sa descente d�avion, devant la presse et le pr�sident Boumediene venu l�accueillir : �La France historique salue l�Alg�rie ind�pendante.� Comme beaucoup d�Alg�riens, j�avais ressenti � ces propos une sorte d�humiliation parce qu�il me semblait qu�ils contenaient une pointe d�insinuation blessante. Historique, la France l��tait assur�ment depuis un mill�naire. Ind�pendante, l�Alg�rie l��tait fra�chement, depuis � peine treize ans. Mais ce n��tait pas son �ge, elle �tait beaucoup plus vieille que le pr�sident fran�ais ne voulait le croire. En tout cas, le qualificatif �ind�pendante� avait r�sonn� en moi comme s�il signifiait orpheline, r�cente, improvis�e. Mais avec le temps, je me suis demand� si nous n�avons pas m�jug� le pr�sident fran�ais, si nous ne lui avons pas fait un proc�s d�intention car apr�s tout, il peut y avoir une autre mani�re de voir les choses. Giscard devait savoir combien les Alg�riens sont chatouilleux sur leur ind�pendance. C��tait leur ma�tre-mot, et le monde n�entendait que ce terme dans leurs bouches. Il a voulu peut-�tre leur faire plaisir, les flatter, en leur donnant � l�entendre prononcer par l�ancienne puissance occupante et, cerise sur le g�teau, par quelqu�un qui avait �t� plut�t �Alg�rie fran�aise �. Les n�tres ont peut-�tre pris ainsi ces propos, comme une reconnaissance de notre souverainet� reconquise par les armes (mais aussi un peu, quand m�me, gr�ce � la diplomatie) et il en a peut-�tre �t� remerci�. En tout cas, l�homme est toujours en vie et un journaliste pourrait lui poser la question, sinon on la tra�nera encore longtemps. La France n�avait donc pas de p�trole (en fait elle en a, jusqu�� aujourd�hui, repr�sentant 1% de sa consommation, et un peu plus de gaz, repr�sentant 2% de sa consommation), mais elle vient de d�couvrir d�importantes r�serves de gaz de schiste estim�es � environ 5 000 milliards de m3, quand les n�tres, en gaz naturel, se situent entre 4 000 et 4 500 milliards. L�Etat fran�ais �tait heureux que les premi�res recherches aient mis au jour de telles quantit�s, suffisantes pour couvrir une d�cennie de consommation au moins, mais tout de suite il a d� d�chanter car les citoyens qui habitent les r�gions o� ce gaz �non conventionnel� a �t� trouv� ont manifest� leur opposition � son exploitation. Le gouvernement, qui se faisait du souci pour son endettement public, son d�ficit budg�taire annuel autour de 7% du PIB, et ses exportations en recul � cause de la faiblesse du dollar et du yuan, voyait d�un tr�s bon �il cette manne, mais son enthousiasme a �t� refroidi par la r�action de la conscience fran�aise. Il ne parle plus, ces jours-ci, que de permis de recherche � titre �exp�rimental� dans un ou deux sites. Les citoyens fran�ais auraient pourtant individuellement gagn� � la mise en exploitation des gisements d�couverts car c�est une �nergie qui devient de plus en plus ch�re chez eux, en d�pit de l�effondrement des prix du gaz sur le march� spot depuis 2008. Son prix � la consommation a augment� de 25% ces derni�res ann�es. Et, plus que jamais depuis le tsunami qui a endommag� quatre r�acteurs japonais, ils souhaitent sortir du nucl�aire. Malgr� tout, ils persistent � refuser la mise en exploitation de ce filon � cause de la pollution qu�elle entra�nerait et des quantit�s faramineuses d�eau qu�il faudrait pour le monter � la surface. Ils n�ignorent pas les avantages que les Am�ricains ont tir�s de l�exploitation de ce nouveau type de gaz, eux qui ont invent� la technologie de son extraction : ils sont pass�s de la position d�importateur � celle d�exportateur, le r�ajustement de l�offre qui s�en est suivi a ramen� les prix de 14 � 4 dollars le MBTU, et ils sont depuis 2009 le premier producteur mondial de gaz avec 624 milliards de m3 par an (contre une centaine pour nous). Ils ont pens� aux �quilibres naturels de leur pays, � leurs ressources hydriques, � l�avenir de la plan�te, plus qu�au profit qu�ils auraient personnellement tir� de cette aubaine. C�est ainsi qu�ont r�agi aussi les Canadiens alors qu�ils ont de l�eau � n�en savoir que faire. Les deux peuples ont vu loin, ils ont pens� � plus tard, � dans un si�cle. Ils ont refus� la rente et la vie facile qu�ils auraient pu regretter par la suite. La mal�diction des hydrocarbures frappe dans les pays irrationnels, pas dans les pays rationnels. La donn�e �cologique est depuis un bon bout de temps au centre des pr�occupations des Occidentaux, �tats-Unis mis � part. Elle est devenue une norme de leur vie quotidienne, une norme de construction, une norme industrielle, une norme fiscale� Ils �conomisent l��nergie et ach�tent des voitures plus petites et moins polluantes, en attendant l�arriv�e des v�hicules �lectriques. Rouler en 4x4 passe pour une provocation, une honte, un crime contre l�environnement. Ils se pr�parent � vivre sans p�trole, sans nucl�aire, comme ils ont appris, dans de larges proportions, � vivre sans tabac. Les Fran�ais, pour revenir � eux, ont �t� �lev�s dans les enseignements gaiement formul�s dans les Fables de La Fontaine. Ils les ont apprises par c�ur dans leur enfance, et s�en souviennent une fois adultes. Ils peuvent m�me ne pas s�en souvenir car les moralit�s de ces fables ont pris depuis longtemps le chemin de leurs g�nes. Ils agissent dans leur vie comme les fourmis mises en sc�ne par leur fabuliste dans �La cigale et la fourmi� : ce qu�ils font aujourd�hui, ils le feront demain et dans mille ans. C�est ainsi que sont et font les peuples qui ont une �conscience historique�, qui portent en eux le �sens historique�. C�est cette conscience, cette attitude, cette disposition qui a permis qu�il y ait une �France historique �, et � Val�ry Giscard d�Estaing de s�en vanter � raison chez nous. Ils n�ont pas raisonn� comme nous qui, dans le m�me cas de figure, aurions r�pondu � nos autorit�s : �Nourris-moi aujourd�hui et tue-moi demain !� D�ailleurs, elles viennent de signer avec ENI un contrat pour la mise en valeur de notre potentiel de ce gaz sans demander l�avis de quiconque. Nous, nous faisons le contraire, nous fonctionnons � l�inverse des autres, nous sommes des cigales : ce que nous faisons en �t� (compter sur le p�trole et le gaz, subventionner les prix, soutenir � bout de bras une �conomie �clop�e), nous ne sommes pas s�rs de pouvoir le refaire en hiver. Nous comptons sur une sentence aux allures d�oracle : �Dieu y pourvoira !� C�est cette inconscience historique, cette attitude � l�envers, cette disposition � ne penser qu�� l�imm�diat qui conduit � la colonisation, � l�ind�pendance qui co�te un million de morts, et accessoirement � la destruction de l�environnement. Comment d�s lors esp�rer devenir �historique� ? Un hadith dit : �Quand vous entendrez sonner l�heure de la fin du monde et que vous avez une pousse dans la main, plantez-la !� Pourquoi sommes-nous port�s � �couter Djouha, plut�t que le Proph�te alors que nous sommes si sensibles � la fibre islamiste ? En tout cas, le gagnant dans le dilemme franco-fran�ais c�est finalement nous : Sonatrach va continuer � livrer � la France les 10 milliards de m3 qu�elle nous ach�te annuellement. Si nous gagnons � tous les coups, c�est que nous devons �tre les plus malins. C�est possible, mais on sera fix� dans les ann�es, ou au plus tard les deux d�cennies � venir. Il en est des despotes comme des statues de bronze qu�ils �rigent de leur vivant � leur propre gloire. La statue peut tenir des ann�es, des d�cennies, des si�cles, si elle repose sur un socle stable. Ce socle, c�est le peuple, c�est sa conscience politique. Quand celle-ci est inerte et bien plane, la statue tient bon ; quand elle bouge, la statue s��croule. Or, nous assistons depuis quelques mois � la r�animation de cette conscience, suivie dans chaque cas de la chute fracassante d�une statue. Et parce que ce r�veil semble aller dans le sens de l�histoire, les r�volutions arabes constituent un tournant psychologique, culturel et politique de la plus haute importance aussi bien pour les peuples qui les ont faites que pour ceux qui les regardent. Pour la premi�re fois, ces peuples n�ont pas regard� en arri�re, ils n�ont pas cherch� dans le pass� les solutions � l�avenir, ils n�ont pas confi� leurs esp�rances � des �leaders charismatiques� en tenue militaire ou en turban �islamique�. C�est pour cela que je ne me lasse pas d�en parler. Ce merveilleux et tragique spectacle � la fois se renouvelle quotidiennement. Il n�y a que le nom du pays qui change. Si on ne nous le disait pas, s�il n�y avait pas les drapeaux pour nous renseigner, encore qu�ils se ressemblent souvent, on ne saurait o� se passe la sc�ne : m�mes foules, m�mes revendications, m�mes vendredis �millionnaires�� Les despotes aussi se ressemblent � s�y m�prendre : m�me discours, m�mes mensonges, m�me r�pression. Nul ne peut rester insensible devant ces images, m�me s�il n�est pas concern� par le despotisme, et qu�il n�y a pas de raisons locales de se soulever. Mais pour un Alg�rien il y a, � c�t� de ce plaisir, une douleur : celle de lire dans le miroir des r�volutions arabes les raisons de l��chec de notre �printemps d�mocratique�. Ce �printemps �, qui a dur� de 1989 � 1991, ne ressemble pas � ce que nous voyons � la t�l�vision depuis quatre mois. Les r�volutions arabes n�ont pas �t� pr�par�es comme on pr�pare des plans d�embrigadement de foules hyst�riques pour les jeter dans l�inconnu, ou des actions de gu�rilla contre des positions ennemies, mais comme on pr�pare une conscience nationale � une cause nationale : la d�mocratie. Souvenons-nous, en effet, de notre pays divis� en �musulmans� (les partisans du FIS) et en �non-musulmans� (le reste), en �croyants� ayant un ticket pour le Paradis, et en �m�cr�ants� condamn�s � la G�henne. Il n�y avait pas dans nos rues, dans les marches, dans les sit-in, un peuple homog�ne, mais d�un c�t� les �islamistes�, et de l�autre les �la�co-communistes�, selon le mot de Bela�d Abdesslam. Dans les r�volutions arabes, on n�a pas vu des meneurs d�un c�t�, et des foules h�b�t�es d�idol�trie de l�autre. Il y avait une soci�t� en mouvement avec toutes ses composantes, une soci�t� o� tout le monde �tait leader et foule � la fois, une soci�t� agenc�e comme une chor�graphie. Il n�y avait pas dans les mosqu�es, dans les places publiques, dans les stades, d�un c�t� les leaders, voyants ou non-voyants, en tenue immacul�e comme celle des Anges ou du Ku Klux Klan, et de l�autre une foule en adoration devant les faux proph�tes de l�Apocalypse. On n�a pas impliqu� Dieu dans l�affaire, ni recrut� le Proph�te dans ses rangs. L�affaire concernait le peuple et le despote, c�est tout. Si en Russie, Raspoutine a pr�c�d� Staline, chez nous Raspoutine s�appr�tait � succ�der � Staline. Il nous pr�parait un despotisme qui aurait coll� � nos cheveux comme le chewinggum, � notre peau comme une tique que nulle coalition mondiale n�aurait pu nous aider � retirer. Il n�y a qu�� voir l�Afghanistan. C�est parce que les r�gimes arabes n�ont pas voulu �voluer dans un monde transfigur� par la d�mocratie, c�est parce qu�ils ont bloqu� la croissance des organismes sociaux que sont leurs peuples, que le flot r�volutionnaire les a emport�s. Tous les pouvoirs despotiques sont rigides, repli�s sur eux-m�mes, secrets. La vie politique, quand elle est tol�r�e, est orchestr�e d�en haut, balis�e, entour�e de fils barbel�s pour que personne n�y entre ou n�en sorte sans passer par leur contr�le. La conduite du pays est illisible, soumise � l�injonction et � la fantaisie du despote. L�humeur, l�impulsivit�, l�intimidation, tiennent lieu d�orientations. Il n�y a ni strat�gie � long terme, ni vision d�avenir, ni pens�e coh�rente. C�est la courte vue qui est privil�gi�e dans la navigation, la courte �chelle qu�on utilise dans les promotions, et les d�cisions sont tir�es � la courte paille. C�est la course derri�re les solutions provisoires, la fuite �perdue devant les probl�mes impr�vus, le sempiternel cache-cache avec les ONG et la presse internationale. C�est ainsi aussi qu�est dirig� notre pays : � coups de mesures ponctuelles, d�avanc�es et de reculs, de �karr� et de �farr�, d�ordonnances et de lois de finances compl�mentaires. On a vu des circulaires suspendre des ordonnances, et des dispositions constitutionnelles suspendues par t�l�phone. Au temps o� l�Alg�rie se voulait socialiste, elle s�est dot�e d�un Etat g�rant. Au temps o� elle voulait passer � l��conomie de march�, dans les ann�es 90, elle a essay� de se doter d�un Etat garant. Aujourd�hui qu�elle n�est ni socialiste ni lib�rale, elle a cr�� l�Etat errant. L�Etat qui erre, compl�tement d�boussol�, entre des mesures socialistes et des mesures lib�rales, entre une �nafha� (fantaisie) et une autre, entre la d�mocratie dont il a peur et le totalitarisme qui le tente. Si �a va pour l�instant, c�est parce que nous avons plus d�argent que nous n�en avons besoin. Et le jour o� il y en aura moins ? �Dieu y pourvoira !� laisse tomber d�votement le pouvoir. �Nourris-moi aujourd�hui� � menace la conscience populaire. Les peuples arabes n�ont pas encore tous vaincu leurs despotes, mais ils n�ont pas baiss� les bras, ils continuent la lutte au Y�men, en Libye et en Syrie. Quand ces r�gimes tomberont, �a fera cinq, et il ne restera que deux ou trois r�publiques despotiques. Je ne compte pas l�Irak et le Liban qui sont deux cas � part. Ni la Somalie, qui est une anarchie. A part Djibouti, tous les autres sont des monarchies. Les cha�nes arabes ne nous montrent plus ce qu�il se passe dans certaines d�entre elles o� quelque chose a boug� � Bahre�n, Oman, Arabie Saoudite �parce qu�elles appartiennent � quelques-unes d�entre ces monarchies. Les r�volutions arabes n�ont pas toutes m�ri, mais les premiers fruits sont d�j� l� : les r�publiques h�r�ditaires et la pr�sidence � vie sont mortes, le despotisme a �t� d�truit ici, �br�ch� l�, et en sursis ailleurs. L� o� l�aspiration � la d�mocratie est bloqu�e, la crue est in�vitable. C�est une affaire de grossissement du d�bit, de prise de conscience, et de temps. Il y a une toute petite lettre de diff�rence entre les mots ��volution� et �r�volution�, mais combien cette diff�rence peut peser dans la balance : des centaines, voire des milliers de vies humaines, des centaines de millions, voire des milliards de dollars de d�g�ts, des traumatismes durables, voire des fractures irr�parables dans le corps et l�esprit de la nation. L��volution, c�est la croissance naturelle d�un organisme, le d�bit r�gulier du fleuve, le cours normal des choses qu�il faut parfois aider lorsqu�une force contraire les bloque ou les d�r�gle. Il faut savoir aussi leur imprimer une acc�l�ration lorsque le besoin se fait ressentir. L��volution est une suite, la r�volution une rupture. L��volution est un processus, la r�volution une explosion. L��volution est une harmonie, la r�volution un d�sordre. L��volution est pacifique, la r�volution violente. L��volution est ma�tris�e, la r�volution subie. L��volution est une solution, la r�volution un probl�me. L��volution se d�roule � l�int�rieur des institutions et dans le dialogue, la r�volution dans la rue et l�affrontement.