Dans une petite localité d'Aïn Témouchent, un brave père de famille a été tué par la bête qu'il devait sacrifier le jour de l'Aïd. L'information était dans tous les journaux, elle a même été largement relayée par les réseaux sociaux. Il y a toujours quelque indélicatesse à ironiser sur un drame, mais on ne peut pas empêcher les gens de rire de tout, sinon le vieux débat sur la question aurait été tranché. Mais c'est tout de même un fait assez rare pour ne pas faire le «buzz», comme on dit dans le langage branché des internautes. Au-delà de l'inédit du drame, qui a transformé la perspective d'une fête en horrible douleur, les algériens sont habitués à des informations aussi singulières qu'hilarantes à l'orée de chaque Aïd El Adha. Bien sûr, c'est toujours différent quand il y a mort d'homme. Le reste n'a pas changé. Et maintenant que le drame d'Aïn Témouchent est consommé, il faudra revenir à la… routine. Les faits «habituels» difficiles à ranger dans le banal fait divers mais qui ont fini, par la force des choses, à s'imposer à la société comme une vieille et incontournable tradition. Cette année comme les précédentes, il y aura des moutons aux cornes invraisemblables dont les images feront le tour des tabloïds, des écrans et de la toile. Et leurs «acquéreurs», entourés de leur progéniture aux anges, poseront à côté de leur mouton exhibé comme le trophée d'une victoire contre la misère, contre les voisins, contre la famille et parfois contre eux-mêmes. Il y aura le mouton le plus cher dans un concours tacite organisé par des soldats inconnus. Et toujours l'heureux acquéreur rarement identifié parce que tout le monde aura été le témoin d'une transaction réelle ou fantasmagorique. Il serait élevé près de Djelfa, à Laghouat ou Tiaret. Il aurait coûté dix ou vingt millions, qu'importe la différence du simple au double. Nous sommes dans la folie et on ne devient pas fou pour s'imposer des barrières. Qui l'a acheté, le mouton le plus cher ? Ce serait un entrepreneur qui a pignon sur rue, un trafiquant de devises, un commerçant vertueux, un fonctionnaire aux revenus douteux ou, il faut bien un petit coup de pied à la logique, un modeste salarié qui s'est ruiné pour jouer aux riches, lui qui n'a pas le sou. Il y aura, comme les autres années, des histoires de bons, pieux et anonymes samaritains qui ont distribué des moutons à tour de bras. Il y aura des histoires d'Algériens qui ont vendu leurs meubles pour s'offrir la bête à sacrifier, de ceux qui ont tout sacrifié pour la « cause » et de ceux qui n'ont pas eu leur paie à temps. Il y aura des images de vendeurs de moutons dans des villas cossues du centre-ville et des images de bêtes installées sur le siège arrière d'une voiture de luxe, avec la tête sortie de la vitre. Il y aura les moutons qui ont sauté du balcon et ceux installés dans les baignoires. Il y aura enfin, à tout seigneur tout honneur, les combats de moutons. Les affrontements pour le « prestige » et ceux, moins vertueux mais pas plus scandaleux, organisés pour les paris. On peut tout faire faire à un mouton mais ce n'est rien, comparé à ce qui l'attend. Le rite religieux, lui, est une autre histoire. Même si on la raconte encore aux enfants.