Elle n'était pas activiste, encore moins un enfant-soldat. Elle avait juste un rêve, celui de voir son pays sortir d'une longue nuit d'occupation et vivre comme toutes les adolescentes de son âge, épanouie, instruite et libre. Fatima Beddar tout juste 15 ans, en allant manifester, à Paris, le 17 octobre 1961, a payé de sa personne son audace juvénile. Ni sa frimousse innocente, ni le port de son cartable en bandoulière, ni ses tresses enfantines, n'ont eu de grâces aux yeux de ses bourreaux qui, sans ménagement, en représailles, l'ont livrée aux furies des eaux de la Seine. Elle y est restée plus de deux semaines durant, n'en sortant que le corps mutilé et en décomposition. Ses parents n'ont pu l'identifier que grâce à ses nattes singulières, tissées à la manière des jeunes paysannes kabyles. En ce mardi, légèrement pluvieux et humide, Fatima n'avait pas pris le temps, en effet, de se préparer pour rallier Paris. Le projet de voyage était en tête, mais elle avait d'autres activités à assumer au domicile familial, situé à Stein, en Seine saint Denis, notamment s'occuper des tâches ménagères et garder ses frères. Et de plus, ses parents, à qui elle en avait confié l'idée, y étaient farouchement opposés, craignant justement pour sa vie. "Et d'un coup de tête, elle en est sorti, bravant et l'interdit parental et celui à venir, celui, de la préfecture imposant le couvre-feu à tous les musulmans à partir de 20h30. Depuis, on ne l'a jamais revue", se remémore, Djoudi, son frère cadet de cinq ans, qui affirme avoir mis du temps à réaliser que sa grande sœur, qui tenait pour lui un rôle de seconde mère, "avait disparu à jamais". Au demeurant, pour toute la fratrie, elle n'était partie que pour un long voyage, d'où peut-être elle ne reviendrait pas". " Seuls les parents ont enduré, silencieusement, la douleur de sa disparition", narrait-t-il, la voix serrée par l'émotion. Dans son entourage, notamment au commissariat de Police de Stein, où la plainte de sa disparition a été déposée, c'était le silence radio, et personne ne pouvait se hasarder de surcroît, à contredire la thèse des officiels sur l'inexistence de victimes, et qui reconnaissaient alors seulement deux morts pendant les manifestations. Et pendant une année, c'était l'omerta. Ce n'est qu'en 1986, que la question de sa mort remonta en surface, et ce, grâce à des investigations, suivies d'un article de presse dans le quotidien "l'Humanité". L'auteur, Didier Daeninckx, en collaboration avec l'historien Jean Luc Enaudi, ont dû apporter des preuves de son assassinat sans pour autant reconstituer l'emploi du temps ou le parcours de la journée de Fatima. Mais c'était suffisant pour que l'administration Française lui rende justice. Enterrée au cimetière de Stains en 1961, son corps a été exhumé puis rapatrié, en 2006, dans sa ville natale de Tichy, où, depuis, elle repose au Carré des martyrs, au bout d'une procédure longue engagée par la Fondation du 08 mai 45, et soutenue par le ministère des Moudjahidine. Née en Août 1945, Fatima, avait rallié le territoire Français en 1951, où elle a rejoint son père, employé à l'entreprise Gaz de France. Une fois sur place, elle s'était inscrite au collège commercial et industriel féminin de Stains, et avait montré d'amples aptitudes, incitant son père à l'associer dans beaucoup de réunion partisanes. Un élément qui a eu son impact sur sa conscientisation précoce par rapport à la cause nationale, forgée de surcroît par les conditions socio-économiques précaires de ses compatriotes. Sa participation à la marche de Paris n'était que l'expression de sa maturité.