Une des figures marquantes du premier Festival culturel panafricain, Archie Shepp, un géant du jazz, revient, pour nos lecteurs, sur cette époque épique de grande effervescence idéologique. Flash-back sur un passé pas si ancien qu'il n'y paraît. Le Temps : En juillet 1969, Alger sonnait le glas de la «négritude» chère au président poète Léopold Sédar Senghor. Les Africains rejetaient alors ce concept considéré comme «inefficace» pour leur émancipation. Qu'en pensez-vous aujourd'hui avec du recul ? Archie Shepp : Non, je crois qu'il faut relativiser. Il ne faut surtout pas parler d'échec de la négritude. Je considère, pour ma part, Léopold Sédar Senghor ou encore Aimé Césaire comme de véritables précurseurs. Ce sont les premiers qui ont proclamé à la face du monde : «Black is beautiful» (noir, c'est beau). Grâce à leur prose, ces intellectuels noirs ont pu s'échapper de cette «prison dans la tête» qui enferme hélas, à ce jour, un grand nombre d'Afro-Américains. Alger, c'était, il est vrai, une étape importante. C'était une étape nouvelle qui s'offrait à nous, une pensée nouvelle née notamment à la suite des écrits de Frantz Fanon. Etre noir était pour nous un fait éminemment politique. Je me souviens à quel point l'esprit de rébellion était fort. Il y avait à Alger de grandes figures du mouvement noir, comme Don Lee Stockley Carmichael, Ted Jones, Miryam Makeba, Emory Douglas, Julia Wright, la fille de l'écrivain Richard Wright. Dès lors que nous considérions «Black is black» (noir c'est noir), cette période correspondait pour nous à «Black is strong» (noir, c'est fort). C'était en fait le «Black Power», un nationalisme noir qui naissait… Que reste-t-il aujourd'hui de la contestation noire aux USA ? Il n'y a plus rien, tout est laminé ! Les drogues dures ont fait un ravage au point où la famille noire est aujourd'hui sinistrée. Le père est toujours absent : il est souvent en prison. A cause du phénomène des mères célibataires, nos grands-mères ont aujourd'hui 40 ans. Les jeunes manquent terriblement de repères. Ils ont, peut-être, entendu parler de Dizzy Gillespie ou de Sydney Bechet, mais ils ne connaissent vraiment pas leur histoire ! Pour eux, «everything is everything». Ils sont non seulement formatés par la télévision, mais l'absence de programmes sociaux destinés aux minorités, supprimés depuis un certain par Ronald Reagan, a été, pour eux, un manque difficile à gagner. Sachez qu'à mon époque, je pouvais encore apprendre la clarinette ou suivre des cours de français. Ce n'est plus le cas des jeunes Noirs d'aujourd'hui. Regrettez-vous «les années 50» ? Non, pas du tout ! Mais vous savez, pour régner, il faut toujours diviser. C'est pourquoi l'on a créé aux Etats-Unis un «establishment» noir. Une supercherie qui consiste à mettre en avant une prétendue classe moyenne noire. Pour se donner bonne conscience, on a créé aux Etats-Unis, de toutes pièces, de vrais «bourgeois» noirs. Laissez-moi vous dire que Bill Cosby ou encore Spike Lee sont très loin de représenter la majorité du peuple noir. Remarquez, même en France, une personne dite de couleur est qualifiée d'«intégrée» dès lors qu'elle est riche et quand bien même elle peut s'appeler Mobutu. Aux Etats-Unis, c'est maintenant pareil, ou même pire. Vous continuez à récuser le terme «jazz». Pourquoi ? Oui, c'est pour moi un nom commercial, comme Kleenex ou Marlboro. Je préfère donc mieux «musique afro-américaine» qui regroupe à mon sens la musique de toute la diaspora africaine, qu'elle vive au Brésil, en Jamaïque ou au Venezuela. Si l'on vous invitait à nouveau en Algérie, qu'aimeriez-vous y retrouver ? J'ai appris le décès à Alger de mon ami Bill (Boualem Hamani – ndlr), un excellent saxophoniste que je ne reverrai donc plus. Sincèrement, si je revenais en Algérie, j'aimerais surtout découvrir le film de William Klein produit à l'époque par le gouvernement algérien, avec pour conseiller musical Cal Massey. J'y apparaissais en compagnie de Don Byas au saxophone ténor, de Steve Mc Call, un batteur de Chicago, d'Earl, un bassiste californien, et de Ben, au saxophone baryton. Par ailleurs, ce serait amusant de retrouver les musiciens touareg avec qui j'avais joué à Tamanrasset en présence du président Houari Boumediene. Ce souvenir est pour moi très émouvant. Entretien réalisé par Mohamed-Chérif Lachichi