Bibijan Rahimullah croyait qu'elle ne mettrait qu'une semaine pour gagner la Malaisie et échapper aux persécutions dont est victime en Birmanie la minorité musulmane apatride des Rohingyas. Mais c'est un périple éprouvant qui l'attendait, elle et ses trois jeunes enfants. A bord d'une succession de bateaux ou à pied à travers la jungle, la jeune femme et ses trois enfants ont subi l'enfer pendant un mois. Autour d'elle, ses compagnons de voyage tombaient comme des mouches et leurs cadavres étaient jetés à la mer comme autant de détritus. "Je ne m'attendais pas à cette tragédie. Si j'avais su, je ne serais jamais venue. J'aurais préféré mourir chez moi", explique la jeune femme de 27 ans. Depuis des années, la minorité rohingya de Birmanie, considérée par l'ONU comme l'une des plus persécutées au monde, brave tous les dangers pour aller en Malaisie. Depuis 2012, le flux s'est transformé en exode. En Birmanie à dominante bouddhiste, la plupart des 1,3 million de Rohingyas musulmans sont privés de la nationalité birmane. De violents affrontements entre bouddhistes de la minorité rakhine et Rohingyas ont fait en Etat Rakhine (ouest) plus de 200 morts et 140.000 déplacés, qui vivent dans des camps dans des conditions déplorables. D'après Chris Lewa, de l'association Arakan Project qui défend les droits de cette minorité, environ 19.000 Rohingyas ont pris la mer depuis début octobre. Tassés "comme des sardines" Bibijan, son fils de cinq ans et ses deux filles de deux et trois ans ont quitté l'Etat Rahkine début octobre pour rejoindre leur mari et père, qui avait fui deux ans auparavant. Pour cela, elle a versé 2.500 dollars à des passeurs. Elle a descendu la rivière par bateau jusqu'à la mer où elle a patienté plusieurs jours sur une autre embarcation, le temps que des centaines de personnes s'y entassent. "Il y avait beaucoup de monde. On était comme des poissons, comme des sardines", dit-elle. Les femmes recevaient deux fois par jour du riz et trois piments séchés. Les hommes n'étaient nourris qu'une fois par 24 heures. Les hommes "se sont affaiblis. Lorsqu'ils demandaient davantage à manger, ils étaient battus à coup de crosses et de barres de fer", raconte Bibijan. D'après elle, une dizaine de réfugiés sont morts en mer, de faim, de maladies ou d'avoir été battus. Elle a vu des corps jetés par dessus bord. A proximité de la côte thaïlandaise, Bibijan et ses compagnons d'infortune ont encore changé de bateau et ont attendu qu'il s'emplisse de migrants. Puis, ils ont enfin foulé la terre ferme et ont marché plusieurs heures à travers la jungle thaïlandaise pour rejoindre un campement de fortune. Là, il ne lui est rien arrivé mais d'autres femmes ont été victimes de violences sexuelles. "Ils se servaient des femmes comme d'esclaves. Ils les emmenaient une par une toutes les nuits", dit-elle. Début novembre, la famille est finalement conduite à Kuala Lumpur. "Expulser tous les Rohingyas" Les défenseurs des droits des Rohingyas mettent en cause les autorités malaisiennes, birmanes et thaïlandaises dans cet exode. La Birmanie, à laquelle l'ONU vient de demander d'octroyer la nationalité aux apatrides rohingyas, "veut tous les expulser du pays", accuse Saifullah Muhammad, militant à Kuala Lumpur. Quant à la Malaisie et la Thaïlande, elles "ont failli à leurs obligations internationales de protection", déplore Dimitrina Petrova, du groupe Equal Rights Trust. "Même les jeunes hommes en bonne santé ne survivent pas au voyage". La Thaïlande est accusée de repousser les réfugiés vers la mer quand elle ne les parque pas dans des camps de rétention. L'année dernière, les autorités thaïlandaises avaient annoncé qu'elles enquêtaient sur l'implication de hauts gradés de l'armée dans le trafic. En Malaisie, les réfugiés espèrent trouver un emploi mais nombre d'entre eux sont contraints à la prostitution ou au travail forcé, selon Human Rights Watch, pour qui les "abus systématiques" subis par cette minorité ont pris "une tournure nouvelle horrible". Plus de 40.000 Rohingyas ont obtenu le statut de réfugiés de l'ONU. Mais ils sont autant à en être privés et à risquer l'arrestation, estiment les associations, qui s'attendent à de nouveaux afflux en raison de la détérioration de la situation en Birmanie, d'où a été expulsé Médecins sans frontières (MSF). En attendant, la famille de Bibijan peine à survivre. Son époux pharmacien gagne environ 50 ringgits par jour (15 dollars) en tondant des pelouses. Ils vivent dans la peur de l'arrestation.