En ce mercredi glacial, on a enterré Djaad. Tout n'a pas une explication mais Abdelkrim n'a pas de prénom, y compris pour ceux qui pouvaient se permettre avec lui les plus audacieuses familiarités. C'est Djaad. Déroutant et paradoxal jusque dans les choses les plus simples de la vie. On ne fait pas les choses comme tout le monde quand on est Djaad. Sinon on serait… tout le monde et Abdelkrim n'était pas homme à se confondre dans la foule. On s'y prendrait à le voir ainsi avec tout le génie et toutes les volontés du monde, au bout, l'échec serait lamentable. Sinon, comment se peut-il, que lui, l'homme de son temps, qui aimait par-dessus tout les palpitations les plus folles de la Cité pouvait avoir un attachement si viscéral à ce bout de non-terre perdu entre oliviers rachitiques et une suggestion de désert à portée de battement d'ailes ? Comment Ighil Ali pouvait à ce point compter dans la vie d'un homme pour qui le monde était déjà trop petit ? Parce qu'il est y est né ? Trop simple comme raccourci, trop fétichiste explication. Personne ne souvient de sa naissance et qui connaît Djaad sait qu'il fonctionne d'abord à l'affectif des souvenirs. Et d'Ighil Ali, il en avait, des souvenirs. L'ami Nadjib raconte qu'un jour, il y emmenait la femme qu'il venait juste d'épouser. En se promenant dans les champs, il mettait - lui la légendaire boule de nerfs - une rare patience à lui parler de la moindre touffe d'herbe qui poussait sur ces terres pas très généreuses. Et quand sa charmante épouse, visiblement impressionnée, lui avait fait part de sa surprise de lui voir autant d'érudition en botanique, il a eu cette réponse : «Ce n'est pas de botanique qu'il s'agit mais de survie. Il fut un temps où on n'avait que ça à manger» ! Sur cette route perdue dans un paysage hybride où il faut chercher la Kabylie de nos fantasmes pour la trouver, on imagine Djaad fulminer. Contre les errements de l'Histoire et contre l'ingratitude de la géographie. Il fulmine très bien, lui, quand il écrit, quand il parle et quand il se tait. Dans ses angoisses grandiloquentes et ses apaisements toujours feints. Dans son métier de journaliste, il quêtait le beau dans de cinglantes métaphores et le vrai dans d'imparables irrévérences. Avant de surprendre tout son monde par d'insoupçonnables émotions chapardées à ses froides et arrogantes apparences. Vous l'imaginez incapable de s'émouvoir et le voilà qu'il vous sort Jean Amrouche qui peut tout faire dans une autre langue mais ne sait «pleurer qu'en kabyle». Allez l'imaginer vivant dans cette bâtisse offerte aux vents glaciaux, qui a la prétention d'entretenir la mémoire des Amrouche. Il aurait explosé par l'outrage fait à leur grandeur. Mais en ce mercredi qui sent la neige, Djaad ne pouvait pas parler, il se repose d'une vie trop courte et trop agitée. Presque trop belle pour supporter les sincères émotions d'amis venus de loin lui dire au revoir. Encore moins s'accommoder des faux amis vrais pleureuses pointés devant son cercueil pour d'ultimes dividendes. Avant d'être mis en terre, Djaad a dû regarder une dernière fois l'olivier dont il sera le voisin privilégié. Et se rappeler ce mémorable texte de Mammeri qu'il affectionnait tant, parce que nul autre que lui n'a su rendre la noblesse de cet arbre. En dégringolant vers la vallée après l'enterrement, on ne sait pas pourquoi on a envie de retourner à Ighil Ali. Mais on sait pourquoi on y est venu, la première fois. Slimane Laouari