Il ne le sait pas, parce que personne n'a osé le lui dire : il est la légende ramadhanienne du quartier. On n'allait quand même pas lui donner une raison supplémentaire de fulminer, lui qui n'en manque jamais pendant ce mois. Et une fois terminé le jeûne, on est déjà passé à autre chose. En plus, Alilou n'intéresse son monde que dans ses pittoresques énervements dus à ses très faibles capacités de résistance aux privations du Ramadhan. Sinon, c'est un brave homme sans histoires à qui on confierait ses enfants. Mais Alilou s'énerve pendant le Ramadhan, c'est quasiment sa marque de fabrique. Son histoire la plus récente et sûrement l'une des plus succulentes remonte à l'année dernière. Alors qu'Alilou lui avait demandé un kilo de laitue, le marchand de fruits et légumes du quartier, qui le connaissait bien, avait ramassé toutes les feuilles de salade pourries de derrière son étal et avait fait semblant de les lui peser, histoire de voir sa réaction. Il a payé sa provocation en voyant Alilou, pris d'un accès de colère incontrôlable, jeter rageusement ses caisses de fruits et légumes à terre et les piétiner rageusement. Il paraît que les jeunes qui ont suggéré l'astuce au vendeur de laitue pour «rigoler un peu» se sont cotisés pour rembourser les dégâts. Une autre fois, il avait attiré autour de lui une foule digne des grands événements pour une histoire qui le fait souvent sourire quand elle lui revient en tête en temps «normal». Criant, gesticulant et menaçant d'un poing qu'il n'avait pas desserré pendant de longues minutes, Alilou s'en prenait à l'épicier coupable de ne lui avoir pas rendu la monnaie de son billet après des achats qu'il venait juste d'effectuer. Après un interminable quart d'heure d'injures, Alilou a desserré le poing et la foule, ébahie, découvre la monnaie que le fou furieux du Ramadhan avait tout simplement… oubliée dans sa main ! Personne ne pouvant soupçonner Alilou de vol, on a encore rigolé de bon cœur et on est passé à autre chose. Alilou est un fumeur invétéré. Et c'est sans doute pour cela que sa plus belle histoire de rage ramadhanesque est liée au tabac. Pour rompre le jeûne, il se contente d'une datte, une gorgée de lait et le voilà au balcon pour en griller une. Un soir qu'il ne trouvait pas son paquet, il avait fait un tel boucan que sa fille de 22 ans, étudiante de son état, s'est oubliée à dire à son père : arrête, papa, des cigarettes, j'en ai, si tu veux ! Dans son infini bonheur de pouvoir fumer, il avait lui-même oublié ce qui aurait pu être un drame pour lui, le grand Algérois conservateur : sa fille qui fume. Cette histoire, les gens du quartier ne la connaissent pas parce qu'elle s'est passée dans l'intimité familiale. C'est sans doute la meilleure, mais avec le jeûne en juillet, cette année, elle pourrait être détrônée. Alilou est déjà attendu au tournant. Slimane Laouari