Le bouche-à-oreille a bien fonctionné dans les milieux lycéens et estudiantins "indigènes" et, le matin du 19 mai 1956, la grève est déclenchée, à la surprise générale de la communauté européenne. La grève aurait pu être tue ou ignorée par l'autorité coloniale, eu égard au nombre ridicule d'étudiants et lycéens algériens de l'époque. Mais dans les circonstances particulières que vivait en ce temps l'Algérie française, la désobéissance des potaches, qui plus est issus pour la plupart de familles relativement aisées et donc supposées peu perméables aux idées révolutionnaires développées par l'ALN/FLN, l'événement avait de quoi susciter l'inquiétude du gouvernement socialiste de Guy Mollet. La dissidence ouverte de jeunes citadins, évoluant dans des milieux cultivés, autrement plus conscientisés que les paysans qui ont rejoint en masse les rangs de l'Armée de libération nationale, avait de quoi compliquer la tâche de la Coloniale. D'où, révèleront plus tard quelques acteurs de cette grève historique, la folle propagande à laquelle se sont livrées les autorités coloniales pour contraindre les familles à dissuader leurs enfants de ne pas rejoindre les "fellagas" et les "hors-la-loi", prétextant que ces derniers n'hésiteront pas à les égorger. La peur a fonctionné chez les uns, mais la majorité des jeunes a franchi le Rubicon, leurs familles aussi, qui ont cessé, dès lors, de se complaire dans la situation de l'indigène "respectueux de l'ordre et la discipline". Le 19 mai 1956 aura l'effet d'un véritable coup de semonce qui ébranlera les certitudes du gouvernement français, déjà en butte à une opposition populaire de plus en plus grandissante, à cause, précisément, des "événements d'Algérie". Un mois auparavant, le 11 avril 1956, Guy Mollet le "socialiste" décide le rappel de 70 000 soldats du contingent pour intensifier la guerre dans les maquis qui avaient pris consistance à travers toutes les régions nord de l'Algérie. Par là même, il fait passer la durée du service de 18 à 27 mois, une décision impopulaire qui alimentera la colère de la rue parisienne, provoquant, à l'opposé, l'euphorie des colons ultras. La guerre totale déclarée aux indépendantistes, et le recours de l'armée française aux méthodes les plus barbares pour isoler la direction du FLN de sa base, s'ils ont eu pour effet immédiat d'apaiser les craintes des colons, ont, en revanche, accentué le malaise chez les Algériens encore "hésitants". "Le pogrom juif anti-musulman" de Constantine, survenu le 12 mai 1956, jour de l'Aïd El Fitr, qui fera, de l'aveu du commandant des CRS, quelque 230 morts parmi la population arabe, finira par convaincre de l'impossible cohabitation entre "indigènes" d'un côté et populations européennes jouissant des pleins droits de la citoyenneté de l'autre. La répression féroce qui s'est abattue sur les populations indigènes, punies pour leur soutien et leur sympathie aux groupes de moudjahidine qui se font de plus en consistants dans les maquis, ne pouvait pas ne pas marquer les jeunes lycéens et étudiants. Quand bien même jouiraient-ils de meilleures conditions de vie, ils ne pouvaient rester insensibles aux malheurs de leurs congénères. "Avec un diplôme en plus, nous ne ferons pas de meilleurs cadavres", diront les rédacteurs de l'appel de l'UGEMA, l'organisation estudiantine qui a mené la grève et dont les principaux animateurs comptaient parmi la direction centrale du FLN. Plus explicites, ils poseront cette terrible question qui se veut en même temps l'expression d'une dénonciation ferme de l'ordre colonial : "A quoi donc serviraient ces diplômes qu'on continue à nous offrir pendant que nos mères, nos épouses, nos sœurs sont violées, pendant que nos enfants, nos vieillards tombent sous les mitrailles, les bombes au napalm ? Et nous, "les cadres de demain", on nous offre d'encadrer quoi ? D'encadrer qui ? Les ruines et les monceaux de cadavres".