S'il est un sujet qui divise plus qu'il ne rassemble, c'est bien le politique. Et en politique, il y a des escrocs de la sémantique comme il y a des escrocs de la mémoire. Il s'agit de nous priver des outils de compréhension, d'analyse, de maîtrise, de la société actuelle, en nous fourguant une expression passe-partout qui dit tout et son contraire. Faire parler des millions de gens, n'ayant pourtant rien demandé d'autre que d'être muets, et c'est la fameuse «majorité silencieuse»… Cette expression rejoint, par ailleurs, «el aghlabya essahiqa» qui est tout aussi absolue qu'écrasante dans le silence des cimetières. Pain béni pour les politiciens de tous bords, champions de la rhétorique indigente, elle fait parler ceux qui ne s'expriment pas pour leur faire dire ce qu'ils n'ont jamais dit. Ainsi, tantôt qui ne dit mot consentira, tandis qu'à un autre moment on saura bien ce qu'elle pense, cette majorité qui préfère ne pas s'exprimer ! Mais au fait, consentir à quoi en gardant bouche cousue ? A l'ordre établi, à la flambée des prix, à la pauvreté du dinar ou l'ouverture des frontières avec le Maroc et son herbe qui fait rire ? La ficelle est trop grosse. Car parler de majorité permet de faire croire qu'il s'agit d'une entité identifiable, d'une pensée uniforme. Cela permet d'homogénéiser une réalité complexe faite de millions de cas individuels, de minorités opprimées par l'ambiance générale et qui ne se rejoignent que dans la consternation du débat ambiant. Une sorte d'astuce de politicard en somme. Il est vrai que cela serait bien pratique d'imaginer que ceux qui ne parlent pas le font car ils sont dotés d'une sagesse infinie et que cette sagesse, on l'a comprise. D'ailleurs, quand on voit ceux qui s'expriment dans le débat public, qu'ils soient connus ou inconnus, on prend souvent peur et il est tentant de se dire que ceux qui ne polluent pas l'espace public, en se taisant, le font car ils sont au-dessus de la mêlée. Et si, en plus d'être silencieuse, la majorité était incapable de pensée complexe, incapable d'un projet quelconque, inapte à l'intellectualisation, cela serait pratique pour ces politicards, l'imaginant moutonne et docile. On voit bien que les possibilités de récupération sont vastes chez plus de soixante partis politiques. Une soixantaine de partis qui joue différentes musiques pour ascenseur. Et le comble de l'ironie veut que notre intelligentsia préfère vivre dans la douce illusion faisant d'un peuple corvéable et manipulable. Ce «ghachi» est loin d'être aussi dupe, mais seulement las d'ingurgiter les mêmes couleuvres anesthésiantes. En somme, le mailleton de la démagogie n'a jamais pris bien qu'elle ait réussi à fondre dans le décor général et son envers. Le mutisme populaire face aux dysfonctionnements en tous genres ne traduit qu'une acceptation résignée, faute de mieux. Le creusement des inégalités, les poches de besoins en rase campagne, le jeu destructeur de rivalités tribales et tant d'autres fléaux sociaux ne font que frustrer tout un peuple gagné par le spectre des rumeurs. C'est sans doute pour cela que le défouloir trouve place dans des stades de foot. Mercredi dernier, une première dans l'histoire du football algérien a fait qu'une équipe visiteuse soit accueillie majestueusement par le public au point de faire de l'ombre à la sélection olympique locale. Ce beau «ghachi» venu spécialement manifester son entière solidarité à la cause palestinienne ne saurait être dupe. Ses slogans au nom de «Palestine chouhada» ou «One, two, three, viva la Palestine» ont longtemps retenti dans les travées d'un stade qui aura choisi son camp en sifflant copieusement les Verts du coach André-Pierre Shürmann… Majorité silencieuse, oseraient-ils dire nos politicards ?