Loin des lectures effarouchées de certains – parfois faussement – et abstraction faite de l'aigreur qu'on pourrait soupçonner chez lui, essayons de comprendre, sereinement, le coup de gueule de Rachid Boudjedra contre ses confrères. Tout n'est pas moche dans ce qu'il dit, loin s'en faut. Commençons d'abord par lui reconnaître un grand talent d'un auteur prolifique qui a traversé des générations. Qu'on l'aime ou pas. Qu'on partage ses idées et ses folies ou qu'on les abhorre. Rachid Boudjedra est un grand écrivain et ce ne sont pas quelques posts débiles et débilisant sur Facebook ou encore quelques articles de presse inspirés, et au lexique hésitant qui vont le disqualifier littérairement. On sait que le prêt-à-penser médiatique fait des ravages. Ailleurs, comme ici, chez nous. Mine de rien, un modeste texte peut être transformé en best-seller par la grâce d'un battage médiatique parfois télécommandé qui chloroforme l'esprit critique, empêche de réfléchir, de se poser des questions. Tout çà n'est pas sain. A contrario, une œuvre passionnante par son épaisseur intellectuelle, le courage de son auteur et la causticité de son propos, passe quasiment inaperçue. Il y a décidément quelque chose de pourri dans notre souk littéraire ! Très souvent, le subjectif prend le dessus sur l'analyse froide et détachée d'un roman ou d'un essai. Il y a comme un conditionnement psychologique du lecteur et du journaliste qui se laissent aller à des appréciations souvent négatives avant même de lire le livre en question. Sur le Zabor de Kamel Daoud, on a entendu des vertes et des pas mûres. Il est lynché par-ci, célébré par là, sans que ces donneurs de leçons et de points ne nous livrent leurs points de vue argumentés. L'affect fait oublier l'essentiel. Je n'aime pas Kamel Daoud ! donc, son bouquin c'est de la m… Boudjedra se paye Daoud, Khadra et Sansal donc, c'est un jaloux qui écrit comme un pied… Voilà où nous en sommes en termes de critiques littéraires ! C'est dommage qu'on prenne aussi légèrement des œuvres qui interrogent nos sens, nos croyances, nos idées, nos idéaux et finalement notre être. Bien sûr que toute œuvre artistique et intellectuelle est sujette à la critique. Mais pas aux aboiements. On ne peut pas reprocher à K. Daoud de recycler des clichés en vogue en France sur l'Algérie et les Algériens, voire cultiver le complexe du colonisé en le traitant de tueur du GIA. Boudjedra est tombé trop bas sur ce coup-là. Il a maladroitement escamoté un vrai débat, une précieuse joute littéraire sur le texte de Daoud, et ceux de Sansal et Khadra. On a tant besoin de ce genre d'échanges fructueux au lieu de plonger dans le marécage nauséabond de la délation bête et méchante. Imaginons, donc, une table ronde entre Boudjedra, Daoud, Sansal et Khadra au SILA ? Explosif à notre grand bonheur ! Celui qui a dépossédé ses collègues du titre d'écrivain aurait eu l'occasion de prononcer en live la Répudiation. Daoud aurait eu l'opportunité d'expliquer les yeux dans les yeux, ses psaumes au FIS de l'haine. Yasmina Khadra se serait fait un malin plaisir de dénoncer l'imposture des mots de Boudjedra. Et Sansal aurait reproché à l'Escargot entêté, son Serment barbare contre les écrivains algériens. Le courage, ce n'est pas uniquement de dire et écrire. C'est aussi d'affronter la critique et ne pas de défiler en battant en retraite. Rachid Boudjedra nous a assurément fait rater une belle occasion d'apprendre à débattre et à croiser les mots. Mais, il n'a pas eu tout à fait tort. Puisse son cri de cœur – condamnable bien sûr – servir d'acte fondateur à une critique littéraire saine et débarrassée de la bien-pensance et du politiquement correct. Les idées sont faites pour être discutées et disséquées. Le reste est littérature…