En cette deuxième semaine du mois du jeûne, les rues principales et les artérioles de la ville des Genêts commencent à se vider. Les rayons de soleil déclinent derrière les montagnes. Les gens s'empressent de rentrer chez eux avec des sacs pleins des derniers achats. Les derniers commerçants ouverts baissent leurs rideaux, après une journée de travail harassante. Certains chauffeurs roulent à vive allure pour ne pas rater l'adhan. Le centre- ville est quasiment déserté, laissant place à des sacs et à des tas d'ordures qui jonchent les trottoirs. Une odeur nauséabonde se dégage de certains lieux. Une vieille femme fouille hâtivement des sacs-poubelles en quête de quelque chose à manger, elle met dans sont havresac un morceau de pain sec, en jetant, de temps à autre, un regard furtif. La scène est effarante. Les gens l'observent avec stupéfaction. «Ce phénomène est nouveau dans notre région. Jadis, les mendiants n'existaient pas, chaque village prenait en charge dignement ses propres pauvres, il s'agit de l'honneur du village. Aujourd'hui, on les trouve à chaque coin de rue. C'est affligeant», nous dira ammi Ali, taxieur de sont état, avec un air emprunt de désolation. Juste un peu plus haut, à la rue de la Paix, en plein cœur de l'ancienne ville, un restaurant s'est transformé, en ce mois sacré, en resto du cœur, à l'instar des dizaines d'autres restaurants appartenant à des particuliers. Il est 18h50, une foule nombreuse attend avec impatience l'ouverture des portes de ce resto de la rahma. Une banderole blanche, suspendue à l'entrée, l'indique clairement. Mourad, le propriétaire des lieux, un jeune qui approche la quarantaine, blond et haut de taille, de la région de Boudjima, tente de calmer les esprits et de rassurer tout le monde quant à la disponibilité des places. A l'intérieur, une dizaine de jeunes bénévoles travaillent avec abnégation et d'arrache-pied afin de préparer les bols de chorba à temps. L'un d'entre eux fait signe au patron de laisser leurs hôtes du jour prendre place. Certains deviennent des habitués Deux immenses salles et une vaste terrasse sont au complet en un clin d'œil, on dirait que chacun a sa propre place en ce lieu. Des habitués quoi ! Certains discutaient et riaient entre eux, d'autres restaient cois, les traits de la misère se lisaient sur leur visage. Il manque, quand même, une dizaine de places. Pas question de laisser les gens debout. Le propriétaire s'empresse de ramener deux autres tables de chez son voisin le cafetier. Une ambiance bonne enfant règne. «Le nombre de personnes qui viennent ici rompre le jeûne ne cesse d'augmenter au fil des jours», nous déclare d'emblée l'amphitryon. La plupart des gens sont des jeunes étrangers à la région. Ce sont des manœuvres et des maçons qui travaillent dans des chantiers. Des «zouafra», comme on les appelle dans le jargon dialectal, transformation du mot les ouvriers. Ils sont originaires de M'sila, Sétif, Tébessa, Médéa, et de tant d'autres régions du pays. Certains ont même appris à prononcer quelques phrases en kabyle. D'autres sont des SDF, en plus de quelques passagers. Au menu, une chorba chaude à la viande de veau en plus d'un autre plat de macaronis en sauce avec un gros morceau de viande et un dessert. 19h20, les échos des haut-parleurs de la mosquée de la ville qui annoncent l'adhan parviennent à la salle. C'est tout le monde qui se met à manger avec un appétit pantagruélique. La musique mielleuse de cheikh El Hasnaoui anime l'atmosphère. Une soirée ramadhanesque très conviviale. «La majorité d'entre eux n'a rien goûté depuis hier soir, notamment les sans-abri», nous déclare d'un arabe sétifien un jeune qui ne dépasse pas les 20 ans. Mourad le patron veille au grain. «Je sers à ces démunis ce que je sers à mes clients», a-t-il déclaré. Questionné sur l'idée de l'ouverture d'un restaurant de la rahma, il dira : «Au début, j'ai décidé de travailler le soir comme d'habitude pour mes clients habituels, qui sont loin de leur famille et proches, mais j'ai vite changé d'avis à la veille du Ramadhan. Un ami a décidé de partager les frais financiers avec moi. D'autres particuliers et âmes charitables apportent aussi leur aide. Comme aujourd'hui, c'est une personne qui s'est présentée le matin pour nous offrir une bonne quantité de viande rouge, d'autre commerçants et vendeurs de fruitset légumes me vendent des produits alimentaires à bas prix. «On assure plus de 80 repas par jour» «De toutes les façons, on assure plus de 80 repas par jour en plus de la distribution d'une vingtaine d'autres à des familles démunies. Avec l'aide de Dieu, on ira jusqu'à la fin de ce moi sacré, je compte le refaire chaque année, si Dieu le veut bien sûr.» Et d'ajouter: «Je remercie aussi ces jeunes bénévoles qui m'ont apporté leur aide si précieuse. Ils travaillent l'après-midi et le soir.» A la fin du service, en partant, certains remercient le propriétaire d'un air bien satisfait et rassasié. «Depuis le début du mois du Ramadhan, je mange ici, on ne mange pas seulement à notre faim, il y a aussi la qualité de la nourriture qui est à signaler», nous dit un vieux. Un jeune apostrophé à la sortie nous livre ses impressions : «Je suis de Tissemsilt, je travaille comme maçon dans des chantiers à Tizi Ouzou, depuis 2000. Je ne quitterai jamais cette ville, les gens sont accueillants et hospitaliers. Je remercie infiniment le propriétaire de ce resto. Que Dieu le bénisse. Pendant les neuf Ramadhans que j'ai passés à Tizi Ouzou, chaque année, les gens me prennent en charge», et d'ajouter : «On rêve, c'est de m'installer dans cette région.» Madjid, un jeune de la commune d'Aghribs, qui dit avoir mis les pieds dans un resto de la rahma pour la première fois de sa vie, nous déclarera être étonné de la prestation. «Je n'ai pas pu arriver à temps chez moi. Je suis venu de Annaba ce matin, mais en prenant le bus d'Alger, vers 15h, j'étais bloqué dans les interminables embouteillages de l'autoroute à cause des barrages de sécurité. J'ai passé trois heures de temps dans un tronçon routier de 100 km seulement. Je suis vraiment éreinté. J'ai appelé mon frère afin qu'il vienne me récupérer, vraiment c'est sympa de partager, en ce mois du Ramadhan, un repas avec des démunis. L'élan de solidarité est très important L'élan de solidarité est pareil dans toutes les régions d'Algérie. Une heure après l'adhan, la ville à renoué avec les brouhahas. En l'espace de quelques minutes, les trottoirs grouillaient de monde. Les fidèles pressaient le pas pour ne pas rater la prière des tarawih. D'autres, notamment des jeunes, préfèrent aller surfer et fureter sur le net. Nous avons appris qu'une dizaine de restos de la rahma ont ouvert leurs portes dans la capitale du Djurdjura, en plus du comité local du Croissant-Rouge algérien, qui sert, lui aussi, plus 200 repas par jour. Les services de l'APC de Tizi Ouzou ont aussi ouvert un autre resto à la nouvelle ville. Toutefois, le nombre de ces restos a diminué comparativement à l'année précédente. La flambée spectaculaire des prix des produits alimentaires en est la principale cause. Tout le monde a été chambardé. En fin, les jours se suivent et se ressemblent à Tizi Ouzou. Le Ramadhan, l'Aïd qui se rapproche et la rentrée scolaire qui avance à grands pas ont ôté le sourire à grand nombre de pères de famille. Quant aux SDF et aux sans-abri, qui sont nombreux à Tizi, chacun, comme d'habitude, regagne son coin. S'ils ont bien mangé ce soir, le froid de la nuit ne les épargnera pas. La question qui nous taraude l'esprit, c'est de savoir comment feront-ils après le Ramadhan. L'hiver arrive…