La ville de Constantine, connue pour être intraitable lorsqu'il est question de ses us et coutumes, son habillement traditionnel, sa musique ou sa gastronomie, semble s'être laissée séduire, en ce mois de jeûne, par une nouvelle saveur venue tout droit des Zibans : la doubara biskria. Cette soupe très épicée, piquante en diable, préparée à base de pois chiches et de fèves, arrosée bien entendu d'une double rasade d'huile d'olive (double zit), parvient, chaque année un peu plus, à «s'immiscer» dans la meïda du f'tour constantinois. Visiblement, la tendance ne s'est pas inversée au cours de ce mois de jeûne et «l'intrusion» de la doubara continue de plus belle si l'on se réfère aux longues files d'attente devant les restaurants «spécialisés» qui la proposent «à emporter» et qui ont fleuri comme des champignons, çà et là sur le Vieux Rocher. Mais d'où peut bien provenir ce goût subit des Constantinois pour ce plat typique des Zibans, en ces temps de jeûne, pour lui céder, de surcroît, une place privilégiée dans les menus de chaque soir ? Partout à Constantine, dans la vieille ville et ses ruelles sinueuses, encore embaumées du subtil parfum des ancêtres, dans les quartiers les plus chics, jusqu'à ces nouveaux pôles urbains que Massinissa et Ali Mendjeli, la scène est omniprésente : des regroupements à non pas finir se tiennent ici et là, en quête de cette fameuse doubara. Mais est-ce vraiment un «nouveau» plat dans la ville des ponts ? Ce mets rustique et plutôt hivernal a, en fait, toujours existé à Constantine mais sous une autre forme et une autre appellation : le «hoummos double zit». Orfèvre dans son genre Connu pour réchauffer en hiver, ce plat peu onéreux est disponible chez tous les restaurateurs de la ville, au même titre que la «loubia» (haricots blancs) et la «douara» (gras-double). Certains étaient même réputés pour ne servir que ce plat. L'un de ceux-ci, le regretté Ammi Allaoua, le «maître-queux» de la rue Petit, était un orfèvre dans son genre. Nul ne pouvait résister à son «double zit» et l'on se pressait, dès potron-minet, pour s'en pourlécher les babines et goûter aussi à moult anecdotes, le tout servi dans un climat empreint de générosité et d'amour. Tout le monde était vraiment le bienvenu chez ammi Allaoua, comme l'indiquait un petit écriteau en bas d'une enseigne représentant un plat de pois chiche et une bouteille d'huile d'olive. Mais s'il s'agit d'un plat connu depuis des lustres à Constantine, pourquoi cet engouement pour un mets presque semblable venu de Biskra ? Pour Rafik H., 30 ans, «cela tient à l'odeur irrésistible que dégage la doubara, un savant assaisonnement à base de piments rouges et verts, découpés en petits dés, le tout saupoudré de feuilles de persil plat, finement ciselé, et de cumin». Viennent s'ajouter à cette diaprure, des tranches juteuses de citron, alternant le fruit vert et le jaune pour parfaire le décor et corser d'un brin d'acidité le goût de cette préparation. Pour les amateurs de plats pimentés (ici, la harissa n'est jamais loin), le vendeur va jusqu'à gratifier ses clients d'un ou deux piments entiers, frits ou conservés dans du vinaigre. Si de nombreuses personnes s'accordent à dire que le succès de la doubara tient à la façon dont elle est présentée et à son odeur caractéristique, beaucoup d'autres admettent que cela tient aussi à la façon de la vendre. El Biskri, qui tient un petit commerce près des arcades de la nouvelle-ville Ali Mendjeli, transformées en ce mois de Ramadhan, par les vendeurs occasionnels, en marché, hurle à qui veut l'entendre, en agitant une botte de persil : «Haya, haya, viens goûter l'H'rour». Le fonctionnement du «rynx, pharynx» Vantant les vertus et les bienfaits de sa doubara, devant un parterre tout ouïe car ayant l'estomac dans les talons et donc prêt à «avaler» n'importe quoi, il décortique la valeur nutritive de chaque élément composant «sa» doubara. Achevant d'assaisonner la commande d'un client qui avait pris soin de se munir d'un porte-manger (sinon, de simples sachets en plastique font parfaitement l'affaire), sous le regard avide des présents qui ont déjà l'eau à la bouche, ce marchand du «bonheur» fait valser ses ingrédients au rythme de sa verve. Notre «chef», «boosté» par la foule qui se forme devant sa boutique, voit son éloquence monter d'un cran. A la manière de Othmane Aliouet dans Carnaval fi dachra, administrant à la cantonade un cours d'anatomie, expliquant le fonctionnement du «rynx, pharynx», le Biskri semble exceller dans une sorte de biochimie. Pour une louche de pois chiche macérés dans une sauce au safran, qu'il place dans un sachet en plastique, les clients ont droit, prétend-il sérieusement, à une profusion de calcium, de fer, de phosphore et autre potassium. C'est aussi ce côté un peu folklorique qui fait le succès de la doubara à Constantine. Un succès tel qu'il n'est pas du tout rare de voir des familles remplacer de temps en temps la sempiternelle chorba frik par une doubara bien odorante et bien piquante. «Et tant pis pour l'estomac car une fois n'est pas coutume», souligne Farid H., un routier de 38 ans, féru de ce plat biskri qu'il a découvert au gré d'une escale du côté de la reine des Zibans. «Vous savez, la doubara est née à Biskra, a commencé par conquérir Batna, puis Aïn M'lila et aujourd'hui Constantine. Elle ne s'arrêtera peut-être qu'au bord de la Méditerranée», soutient-il avant de pronostiquer pour bientôt une doubara bien épicée, l'été, sur le sable doré d'une plage et sous un parasol.