Cette commune de Baraki, qui a été victime d'un effroyable massacre terroriste dans la nuit du 22 au 23 septembre 1997, ne semble pas tout à fait remise du traumatisme subi, et cela saute aux yeux. Le paysage qui l'entoure est désolant, et peu de terres sont travaillées, pour différentes raisons, comme on va le voir. Dans la bourgade sur laquelle plane un étrange silence, peu de monde dans les rues et peu d'activité commerciale avant le début du Ramadhan. Visiblement, beaucoup de maisons demeurent inhabitées et leurs jardins en friche. Les gens, enfants comme adultes, se déplacent comme des ombres, comme si la commotion vécue il y a douze ans, continuait de provoquer des contrecoups psychologiques. Les maisons sont vides et fermées, car leurs propriétaires sont soient morts, soient ne veulent plus revoir les lieux où ils ont tant souffert. Mais du drame de Bentalha, personne ne parle de façon éloquente comme le docteur Mostefa Khiati (voir entretien), pédiatre et un des fondateurs de la Fondation nationale pour la recherche médicale (Forem), et la psychologue Nadia Draoui, qui dirige le centre de soins psychologiques Hadj Mohamed Hadjadj, créé par la Forem immédiatement après la tragédie qui a touché Bentalha. Le centre de soins psychologique a été implanté en plein milieu des deux quartiers (Boudoumi et Djilali) qui ont été les principales victimes de la fureur sanguinaire des assassins de la nuit, il y a plus d'une décennie. En fait, il s'agit d'une villa aménagée en fonction des objectifs définis par la fondation, laquelle, faut-il le dire, a été le seul organisme à se préoccuper du sort des enfants qui ont vu et vécu le cauchemar à Bentalha. Car, au départ, il n'était question que de la prise en charge psychologique des enfants de moins de dix-huit ans qui ont survécu au carnage. On verra que le centre étendra son action, sous la nécessité, aux parents des enfants soignés. La psychologue scolaire, Nadia Draoui, qui dirige le centre sans délaisser sa profession, nous dit qu'elle est une salariée qui n'a pas pris de congé depuis qu'elle a rejoint le centre, en 1999, deux ans après les événements sanglants qui ont poussé la Forem à créer une structure d'aide psychologique aux enfants choqués. Le traitement a consisté et consiste toujours en l'usage de toutes les thérapies mises au point par la science psychologique, à l'exclusion de tout médicament, sauf quand le sujet présente des signes patents relevant de la psychiatrie. La prise en charge a démarré, pour des enfants d'une moyenne d'âge de 4 ans, quand une maman se présentait pour dire que son enfant souffrait d'énurésie, d'insomnie et, souvent, de cauchemars. Quelques années, plus tard, les mamans se présentaient toujours, mais beaucoup de jeunes scolarisés commençaient leur traitement suite à l'intervention de leurs enseignants. Ces derniers expliquaient à l'équipe médicale que ces élèves étaient turbulents, agressifs ou refusaient carrément d'étudier. L'enfant symptôme L'équipe médicale n'a pas tardé à se rendre compte, au vu du retour aux soins des mêmes enfants, qu'en réalité c'est toute leur famille qui souffre, d'où la dénomination de «l'enfant symptôme», ce dernier n'étant que le révélateur du malaise dans lequel baigne l'ensemble de la famille. On décida donc d'organiser des séances thérapeutiques de groupe. Au début, durant les années 1998-1999, seules les mères se présentaient à ces séances avec leurs enfants, car, pour des raisons de traditions culturelles, le père se serait considéré comme un faible s'il devait avouer des difficultés familiales ou reconnaître qu'il avait besoin de secours psychologique. Par la suite, ce comportement évolua, et mère comme père se présentèrent, seuls ou à deux, aux thérapies familiales. L'équipe médicale, aux dires de Nadia Draoui, fut satisfaite de ces thérapies familiales car elles donnèrent de bons résultats. Les problèmes exposés furent, dès lors, aussi bien ceux de l'enfant que ceux de toute la famille, et l'on y recensait, pêle-mêle, l'échec scolaire, les problèmes conjugaux, le chômage du mari, qui non seulement le dévalorisait à ses propres yeux, mais également à ceux des autres membres de la famille qui finissent par perdre confiance en lui, comme protecteur et nourricier, et donc remette en cause son autorité. L'on devine, surtout dans la «culture» nationale «viriliste», ce que le pauvre père devait endurer comme calvaire. Quand la politique s'impose ! Ce travail de thérapie de groupe s'est poursuivi pendant des années, car il fut aussi bien d'ordre physique que moral, pour finir par prendre une tournure éducative, voire sociale et, il faut le dire, politique ! Comment ? Il y a lieu de se rappeler, d'abord, que la région dans laquelle se trouve Bentalha (Baraki, Sidi Moussa) était, durant des années, sous forte pression islamiste, et qu'ensuite elle eut beaucoup à souffrir de «la tragédie nationale». Or le centre a prodigué ses soins aussi bien aux familles victimes du terrorisme qu'aux familles de terroristes notoires qui sont venues demander de l'aide psychologique. Cette catégorie de familles était rejetée par l'autre. Il fallut toute la pédagogie de l'équipe soignante pour que les familles de terroristes soient acceptées, et qu'il y ait une espèce de réconciliation avant l'heure. On fit remarquer que les problèmes humains et sociaux sont les mêmes, et qu'élever un enfant dans la haine de l'autre, c'est s'exposer à le perdre un jour, car il sera possédé par la violence et le désir de vengeance. On ne sait que trop où cela mène, et Bentalha est peut-être le grand exemple de ces haines et de ces exclusions qui mènent au sang…