10h30. « Cesse d'insulter Dieu et arrête de te chamailler... C'est jour de réconciliation », ironise le patron d'un café à Benghazi, banlieue est d'Alger, face à un bagarreur matinal. Ce dernier ne l'entend pas de cette oreille et traverse le chemin de wilaya 114, qui relie El Harrach à Baraki, à l'est d'Alger, en invectivant le marchand de tabac qui lui aurait manqué de respect. Une ambulance couverte d'affiches en faveur du président de la République passe. Une sono à bord lance des slogans pro-Bouteflika et en faveur du projet de charte. « C'est l'ambulance de l'APC », précise un occupant du véhicule publicitaire devant le CEM de Benghazi, l'un des 16 centres de vote de la commune de Baraki. Renseignements pris, l'APC de Baraki ne possède pas d'ambulance. « Je veux le meilleur pour l'Algérie », dit une dame âgée qui porte dans la main la procuration de son fils, appelé dans une caserne à Tindouf, à l'extrême sud-ouest du pays. Séparation entre les électeurs et les électrices. « Je vais aller chercher ma carte de vote, je vais voter ‘'non'' et je ne veux pas qu'un ‘'oui'' profite de mon abstention », lâche Ahmed, 50 ans, quittant sa table au café. Il venait de commenter la prestance d'un homme de son âge, debout en face, en costume beige et cheveux soignés, pin's du drapeau algérien au revers de la veste. « C'est un FLN d'ici...Mon père a été tué par les Français pour avoir brandi le drapeau algérien dans la petite mosquée de Benghazi.. », raconte Ahmed avant de partir. 11h20. Ecole Abdelhamid Ben Badis, Bentalha. Les 6176 électeurs inscrits ne s'y bousculent pas. Un homme, 85 ans, garde la cour arrière de peur que des enfants ne « s'infiltrent ». Il ne se rappelle pas du massacre de la nuit du 22 au 23 septembre 1997, où près de 400 personnes, selon des sources non officielles (une centaine, selon des sources étatiques), ont été tuées. Pourtant, il dit avoir toujours vécu à Bentalha. Une préposée prend les noms des journalistes, « pour les communiquer à la daïra », dit-elle. Dans un bureau, un studio de l'ENTV est installé. Peu de monde. Sur un mur de la cour, le dicton « la propreté est le fait de la foi, la saleté celle du diable ». « C'est dans cette cour que nous avons disposé les cadavres des victimes du massacre », racontent des jeunes rescapés. Ils sont fiers d'avoir voté « oui ». « Je suis un ex-Patriote et mardi dernier, j'ai invité quatre anciens émirs à prendre le café chez moi. J'ai tout filmé et le wali a vu la cassette ainsi que Bouteflika », dit l'un des jeunes. Un père sort du bureau de vote en compagnie de son fils et lui dit : « J'ai voté ‘'oui'' pour que tu puisses sortir le soir. » 12h20. Sidi Moussa. Les agents en charge des bureaux de vote du chef-lieu attendent le retour du chef de centre pour manger. « Il est parti ramener des sandwichs. Ils auraient dû prévoir une grillade dans la cour de l'école », propose un chef de bureau. « La paix ? C'est une affaire réglée, le ‘'oui'' l'emportera. Mais le chômage ? A Sidi Moussa, six usines sont fermées depuis des années », dit un électeur, la quarantaine. Des affiches appelant à voter « oui » sont placardées dans l'enceinte même du centre. « C'est vrai, ce n'est pas légal », reconnaît un encadreur, payé à 2500 dinars en tant qu'adjoint du chef du bureau. Ce dernier est rémunéré à 4000 dinars et les remplaçants à 1000 dinars/jour. Le taux de participation à midi dépasse à peine les 10%. « Que Dieu protège notre Président et l'armée », dit une vieille sortant d'un des bureaux. Le fourgon des sandwichs arrivent. « On s'organise pour distribuer comme lors du dernier vote », conseille une adjointe au chef du centre. 13h. Raïs. La route bitumée s'arrête devant l'école, devenue pour un jour le centre de vote n°5 de la commune de Sidi Moussa. Une plaque de marbre à l'entrée de l'école-centre porte les noms des 24 écoliers victimes du massacre de la nuit du 27 au 28 août 1997, qui avait fait près de 300 victimes. Les bureaux de vote sont vides. Les préposés s'ennuient. Heureusement que la présence de journalistes étrangers crée un peu d'animation. Dehors, à l'ombre du mur d'enceinte, des enfants, entre 10 et 14 ans, s'amusent à se jeter des cailloux sous les canons baissés de kalachnikovs des gardes communaux. « Je ne pardonne pas ! Si j'attrape l'un des terroristes, je le pends ici ! », crie un enfant, 12 ans, né dans l'utérus de la guerre. Il montre son voisin, même âge, dont le regard semble asymétrique. « Lui, c'est le souffle d'une bombe. Mon cousin, qui a mon âge, a reçu sept balles et il a survécu. Et nos copains qui sont morts ! », tempête le gamin. « Pourquoi ils ne posent la question qu'aux adultes ?! Et nous ? C'est notre vie qui est partie. Les adultes, eux, ils ont eu leur vie », lâche un autre, 13 ans. « On n'a pas de stade ni d'aire de jeu. ‘'Ils'' ne ramassent les ordures qu'à 5h. En plus, ‘'ils'' brûlent les ordures et vas-y toi respirer tout ça... », s'énerve un autre gosse. « Voter ou pas, ça ne change rien. J'achète à 600 dinars la citerne d'eau tous les jours, les égouts n'existent pas. Pas de gaz. Pas de goudron. Raïs est oublié », dit un habitant de Ronda, quartier de Raïs. Des policiers arrivent pour escorter les reporters étrangers. 14h. Larbâa, à 30 km d'Alger. « La guerre m'a empêché de poursuivre mes études après la terminale », dit un barbu, 27 ans, commerçant, rencontré au centre-ville traversé par d'enthousiastes cortèges de mariée, zorna à l'appui. « Je ne vote pas tant que je n'ai pas compris qui doit se réconcilier avec qui. Le peuple avec le régime ? Le peuple avec les terroristes ? Le régime avec les terroristes ? », se demande-t-il. Mohamed, 71 ans, agriculteur, vit à Sidi Hemmal à la sortie de Larbâa depuis toujours. Il a voté « oui » car à ses yeux « personne ne peut être contre la paix ». En turban, avec une canne, il parle de sa terre dont le hectare coûte 6 à 7 millions de centimes pour le préparer. « Je n'ai pas travaillé la terre depuis 7 ans. Nous avons fui le terrorisme et voilà que les impôts me réclament 8 millions de centimes... », indique-t-il, avant de proposer de payer notre addition de café. Ecole El Fahss. Des affiches appelant à voter « oui » cachent le nom de l'école. Dans un des bureaux, où 63 ont voté à 14h sur les 648 électeurs inscrits, des prospectus en faveur de la « réconciliation » sont posés à côté des bulletins de vote. « Avec tout l'argent de la campagne et de l'élection, on aurait pu bâtir plusieurs écoles et hôpitaux », soupire une enseignante qui boycotte le scrutin. Une vieille femme est venue au bureau juste pour dire aux présents : « Je ne pardonne pas à ceux qui ont tué mon fils à l'âge de 14 ans. » Djibolo, sur les hauteurs de Larbâa, à la lisière du maquis. L'école Hamza Mohamed somnole. Des encadreuses du bureau de vote précisent qu'« il faut attendre la fin du feuilleton brésilien de Fiorella pour voir les électrices rappliquer ». A 15h30, dans un bureau, 90 électeurs ont voté sur les 628 inscrits. Le directeur du centre interdit au photographe de prendre des photos. « Des consignes... », dit-il. Les repentis viennent-ils voter ? « Non, ils envoient leurs proches », dit une jeune adjointe de la chef de bureau. 16h10. Les Eucalyptus. Nom renvoyant à un mini-enfer des années 1990. Au centre de vote à la sortie sud de la ville, les bureaux peinent à rassembler plus de trois électeurs en moins de 10 minutes. Le chef du plus grand centre de vote de la ville annonce un taux de participation de 17,32% à 14h30. « Mais qui peut être contre la réconciliation ?! » répond une femme enceinte. Cinq bureaux de vote sont ouverts dans un CEM à côté. « C'est pour les femmes ‘'très'' réservées », explique le chef du centre. Pourtant, on n'y rencontre pas que des femmes en jilbab. Un jet de pierres vient troubler la quiétude des deux jeunes filles au bureau 28. Des gamins s'amusent de l'autre côté de l'établissement. Sur 536 inscrits, seuls 75 électeurs ont voté dans un des bureaux. 17h40. La radio d'Etat El Bahdja diffuse en boucle des appels à la participation. Meftah, à 20 km à l'est d'Alger, est animée. Le centre-ville a été rasé en 1994 par une bétonnière piégée. Au CEM de filles Centrale 2, les femmes commencent à affluer et le taux est monté à 40% à 17h. Même constat du côté du centre de vote pour homme. « Ici, les gens se connaissent, on s'informe et on décide de voter en groupe », dit un habitant du quartier Benâadjel. « Un vieil homme a refusé de dire le nom de son épouse devant nous pour la procuration », raconte le chef de centre. « Nous n'avons pas attendu le vote pour aller vers la réconciliation. Les repentis et leurs familles vivent au centre-ville et personne ne leur a créé des ennuis. D'ailleurs, on préfère les voir devant nos yeux que d'avoir peur d'eux », dit un habitant de Meftah. « Tant qu'ils nous paient pour la journée, c'est tant mieux. On attend la révision de la Constitution, l'amnistie générale, et d'autres votes... s'ils veulent », lance un agent de bureau. « Moi ? Je n'ai pas encore voté. Les Algériens adorent les solutions de dernière minute », confie un chef de bureau. L'obscurité est revenue. On ferme les bureaux. Le dépouillement commence.