La célébration du 55e anniversaire du 1er novembre est assurément une occasion propice pour que le chef emblématique de la Bataille d'Alger évoque quelques souvenirs qui l'ont marqué et pour lancer un message fort en direction de la jeunesse algérienne. Le 1er novembre doit vous rappeler beaucoup de choses, mais en bref pouvez-vous nous dire comment vous avez vécu cet événement ? - Je commencerai par rappeler l'épisode de l'OS (Organisation secrète) qui s'était disloquée après avoir été noyautée et dont certains membres étaient recherchés, tels que Didouche, Bitat et Souidani Boudjemâa et qui se sont dits on ne va pas rester comme ça éternellement. Ils sont alors allés un peu partout à travers l'Algérie demander l'avis de gens connus qui ont travaillé dans le PPA si le moment n'était pas propice pour déclencher quelque chose, d'où la réunion des 21 qui a débouché sur la création d'une organisation qui s'appelait le CRUA. Boudiaf et Didouche sont allés voir Messali Hadj et lui ont dit ça fait huit mois qu'on se prépare et maintenant on est prêts à déclencher quelque chose. Il leur a répondu : «Vous êtes mes enfants et c'est moi qui déciderai du moment où il faudra déclencher quoi que ce soit.» Ils sont revenus quelque peu déçus, puis se sont retrouvés quelques jours plus tard tous ensemble chez un tailleur qui s'appelait Kechida, à la rue Barberousse, un endroit où tous les recherchés avaient l'habitude de se rencontrer. Donc ces gens-là se sont rencontrés et ont décidé de déclencher des opérations armées. Les événements se sont ensuite enchaînés comme tout le monde le sait, et il y a eu entre autres le déplacement de Boudiaf qui est allé au Caire avec la proclamation du FLN. Et vous, quand vous êtes-vous impliqué dans la lutte armée ? En ce qui me concerne, j'ai été contacté en octobre 54 alors que j'étais avec un ami à la rue d'Isly (actuelle rue Larbi Ben M'hidi) par un ami qui était avec moi au sein de l'OS, en l'occurrence Zoubir Bouadjadj, qui m'a dit que le déclenchement de la lutte armée était imminent et qui m'a demandé si j'étais d'accord pour en faire partie. Bien sûr, je n'ai pas hésité une seconde et je lui ai répondu tout de suite : ‘Si tu veux.' Il est revenu me voir une semaine après et m'a dit que le moment approchait. Et comme j'étais jeune, fougueux et impatient, je lui ai demandé de me dire quand ? Il m'a répondu que c'était secret et que personne ne savait. Entre-temps, il m'a chargé d'une mission. Il m'a dit : «On va te donner un pistolet et tu vas aller avec Abdelkader Tchikou pour faire une action contre un certain Laazib», agent de la DST à l'époque. Et dans le même temps, il m'a demandé de recruter et d'organiser un réseau avec les éléments du business que je connaissais et qui pouvaient prendre la relève dans le cas où on serait arrêtés. J'ai donc tout préparé comme prévu, et Zoubir Bouadjadj est revenu me voir à la boulangerie pour de donner la proclamation du 1er novembre ronéotypée. Je lui ai recommandé de se mettre à l'abri, car dès le déclenchement de la lutte armée tous les membres du PPA ainsi que les centralistes ont été arrêtés par la police. Six jours après, c'était au tour de Zoubir Bouadjadj et je me suis donc retrouvé seul. Quelque temps après, ceux qui ont organisé le mouvement se sont réunis à la Pointe Pescade pour qu'on s'organise. Et moi j'ai ensuite été appelé à aller un peu partout pour contacter des frères, et je suis même allé en France et en Suisse avec Mahsas où nous avons rencontré Boudiaf qui était le responsable de la délégation extérieure pour lui exposer nos problèmes et nos besoins. Il nous a rassurés sur tout, mais la police suisse nous a arrêtés et nous sommes restés 12 jours en cellule avant d'être relâchés après avoir nié en bloc une quelconque participation aux activités dont on nous soupçonnait. De retour à Alger après une autre arrestation à Bruxelles, j'étais obligé de rentrer dans la clandestinité. Quel moment fort de la Bataille d'Alger gardez-vous en mémoire aujourd'hui ? Le moment fort, c'est celui de la grève des huit jours. Je garde toujours en mémoire ce qu'avais dit un animateur de Radio Alger qui s'appelait Jacques Prévost. Le 28 janvier 1957, on avait donc déclenché la grève des huit jours, et c'est un événement qui m'a beaucoup marqué, car cela a causé beaucoup de dégâts à la population algérienne. On nous a demandé de ne pas utiliser d'armes ni rien d'autre pour prouver et démontrer à l'opinion internationale que c'est le FLN qui dirige la Révolution. Cette grève des huit jours s'est déroulée surtout à Alger, et Jacques Prévost a annoncé à la radio que c'était une Bataille à Alger. Pour nous, c'était la Bataille des bras croisés. On a subi mais sans jamais mettre le genou à terre. D'ailleurs, ensuite, c'est ce qui nous a inspiré pour déclencher la vraie Bataille d'Alger. Mais en dépit des souffrances de la population musulmane d'Alger, cette grève fut un véritable succès au niveau international... Oui, absolument, car les gens ont compris à travers le monde qu'il y avait effectivement une guerre en Algérie et un parti qui s'appelle le FLN qui commande tout un peuple. C'est vrai que la population était au bord de l'effondrement, mais nous avons fait en sorte de lui remonter le moral, puisque que six jours après la fin de la grève, j'ai mis les fameuses bombes du Stade municipal et d'El Biar pour répondre au général Massu qui prétendait que nous étions KO. Dans le même temps, il y a eu des actions armées à Belcourt et ailleurs à la grenade pour dire à la population que le FLN n'est pas mort et qu'il est toujours aussi fort. C'est donc à ce moment-là que la vraie Bataille d'Alger a commencé. Vous savez, la guérilla urbaine est une guerre d'usure, et il faut savoir que durant la Bataille d'Alger 80 000 soldats ont été mobilisés par la France rien que dans la capitale, alors qu'il y avait une population de 400 000 pieds-noirs. La Bataille d'Alger reste quand même une étape hautement symbolique de la guerre d'Algérie... Croyez-moi, si on avait perdu la guerre, la Bataille d'Alger serait passée complètement inaperçue. Elle donne à travers le monde une image valeureuse de l'Algérien tel qu'il est en réalité. Quoi qu'il en soit, le FLN a toujours su continuer le combat. Regardez, moi par exemple lorsque j'ai été arrêté après avoir été gracié de la peine de mort et transféré à la prison d'El Harrach, je dirigeai à partir de ma cellule des opérations armées grâce à l'aide d'un gardien algérien qui a ensuite été arrêté. J'ai constitué une organisation qui a fait plusieurs attentats et ce à partir de la prison où j'étais. Vous avez écrit La Bataille d'Alger, mais le livre d'histoire de la guerre d'Algérie reste encore vide pour les jeunes écoliers d'aujourd'hui... Je suis entièrement d'accord avec vous, et d'ailleurs j'estime que c'est une grave faute de la part de tous ceux qui ont eu des responsabilités pendant la Révolution et qui n'ont laissé aucun message, qui n'ont rien écrit ni divulgué pour alimenter les livres d'histoire des jeunes écoliers et lycéens d'aujourd'hui. Il n'est peut-être pas trop tard pour le faire, car si chacun écrit ses mémoires et les batailles qu'il a vécues je pense qu'il y a de quoi faire de bons livres d'histoire de la guerre d'Algérie. Et vous, en cet anniversaire du 1er novembre, quel message adressez-vous à la jeunesse algérienne ? Le message est très simple, et d'ailleurs je suis en train de le transmettre chaque jour à travers mes visites dans les écoles, les lycées et les universités. Je dis à tous ces jeunes que moi j'ai fait la révolution pour libérer le pays et que certains de nos compagnons sont morts pour le pays, mais ils ont accompli leur devoir et c'est grâce à eux que nous avons réussi. Maintenant, ce que nous attendons de ces jeunes, c'est qu'ils fassent une révolution du savoir, car notre pays n'est pas encore totalement libre économiquement. On a un formidable potentiel jeunesse et il faut que le gouvernement, que l'Etat soit un peu plus à l'écoute de ces jeunes, de leurs besoins et de leurs préoccupations, si on veut arriver à concurrencer les nations les plus avancées et pouvoir un jour fabriquer des avions, des satellites et des vaccins qui sauveront l'humanité. Il ne faut pas que des jeunes comme mon neveu "P'tit Omar" soient morts pour rien. Il est parti à l'âge de 13 ans sans avoir rien connu des belles choses de la vie, tout ça pour que l'Algérie soit libre.»