Le froid commence à se faire sentir lorsque nous quittons le village pour sillonner la route tortueuse vers les hauteurs de Bouzguène que nous traversons sans nous arrêter alors que la neige décorait les trottoirs. Autre lieu autre décor, tout de blanc. Houra aux frontières du haut lieu historique d'Ifri Ouzellagen (Béjaïa) où vivent près de 6000 âmes. Un pays de froid et de débrouille. Quoique doté de quelques commodités et sorti de l'isolement à l'instar de beaucoup de villages par le biais d'une route bitumée, nous apprenons que les villageois y sont beaucoup dans ce développement qui s'installe. Ce sont les villageois qui ont réalisé par exemple un réseau de captage d'eaux de sources grâce aux dons de quelques bienfaiteurs. 1,2 milliards de centimes ont été dépensés pour ce faire. «Mais nous n'avons pas de gaz de ville», fait remarquer un habitant qui relate : «Nous nous chauffons encore au bois et au mazout. Il faut l'autorisation des forestiers pour couper le bois ou l'acheter à Yakouren à raison de 8000 DA pour le contenu d'une benne de tracteur.» «C'est l'hiver et nous y pensons déjà et à toutes ses dépenses à consentir», ajoute un autre «houri» qui relève les coupures du courant électrique «à chaque petite bourrasque». C'est le même cas pour Ahrik, Ihitoussen ou encore Timizar. Un autre citoyen s'en prend lui à l'APC qui n'est pas en mesure de prendre en charge la décharge publique qui dénature le village «comme partout en Kabylie», précise ce sexagénaire avant de révéler que l'assainissement du village date de…1967. Un jeune adolescent, destiné vers la vie active après sa sortie de l'école, s'approche et dit ne pas rêver de harga mais souhaite un boulot digne. «Je bricole dans la maçonnerie, sans plus», dit-il d'un air dépité. Nous bifurquons à gauche au retour alors qu'il a cessé de pleuvoir mais le noir de la nuit accentué par la verdure des denses forêts pointe du nez. Nous passons par Boubhir aujourd'hui sécurisé pour arriver ensuite à Mekla. Le temps d'une petite escale et nous rejoignons Tizi Ouzou. Iboudrarène, un patelin perdu Une autre contrée synonyme de dénuement qu'on nous a conseillé de visiter est Iboudrarène. Tôt le matin nous nous rendons tout de go vers ce hameau niché sur la montagne que nous dépassons sans le savoir tellement le chef-lieu de commune ressemble à s y méprendre à nulle part si ce n'est quelques pâtés de maisons qui longent la route. Nous rebroussons chemin une fois au sommet de la montagne sous les rafales de vent qui nous ont poussés à nous abriter pour un moment. Mohammed est un citoyen du village Tala Ouharzoune résume à lui seul le chômage qui gangrène tous les jeunes des Iboudrarène qu'on traduira approximativement par «ceux de la montagne» (Ath Rbah, Tassaft, Bouadnane et Aït Saâda entre autres), où, hormis une seule satisfaction commune à beaucoup de villages, le bitumage des routes, il n'existe presque rien. D'ailleurs, le café du chef-lieu est bondé de jeunes et de quelques malades mentaux qui accentuent le désarroi. Le chômage «ronge» la montagne «Nous vivons hors du temps», nous dit Mohammed, 35 ans, qui jure n'avoir jamais bénéficié d'un jour d'affiliation à la sécurité sociale dans les quelques emplois précaires qu'il a eu à pratiquer. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé. «J'ai fais plusieurs tentatives pour l'acquisition d'une ligne de transport, seul créneau rentable, les villageois se rendant tous dans les grandes villes, en vain», se désole-t-il. «Comment voulez-vous qu'on vive dans ce patelin perdu qui a pourtant donné ses valeureux fils à l'Algérie ?» s'indigne-t-il en nous relatant les vicissitudes de la vie villageoise. «Même les aides à l'auto construction ont été bloquées, nous empêchant de fonder un foyer», croit Mohammed qui voit tout en noir, mettant à l'index et l'Etat, coupable selon lui d'avoir abandonné les jeunes, et les autorités locales «qui ne font rien non plus». Son réquisitoire est d'ailleurs illustré sur le mur d'un abribus à Tassaft, village natal du colonel Amirouche. Un tag dit ceci : «Nos élus locaux renégats de leur propre histoire.» Edifiant ! Le foyer de jeunes de Beni Yenni que nous avons visité de passage est vide. «Il viendront peut-être le soir pour Internet», nous confie la responsable des lieux. A Ath Ouacif, le chômage est tout aussi ravageur. Karim est père de 2 enfants, sans emplois. «Je travaillais comme un nègre à 15 000 DA le mois chez un escroc avant de revenir au village», nous raconte-t-il non sans amertume. Comment vit-il ? Chez ses parents comme beaucoup d'autres soit grâce à la retraite d'anciens «zmagra» ou aux fortes pensions des grands-mères. Il n'a pas hésité lui non plus à mettre sur le dos des élus locaux tous les maux des jeunes qui reviennent déçus au village ou ceux qui comptent réellement y vivre. «C'est la loi de la tchipa pour l'attribution des logements sociaux ou autre formule», conte-t-il avant de relater la détresse des jeunes qui sombrent dans l'alcoolisme et la drogue. Des villages dans le noir Plus à l'ouest, la daïra des Ouadhias offre un décor sublime au visiteur, une plaine au pied de la montagne. Mais nous avons préféré nous rendre plutôt dans la commune de Tizi n'Tleta. Nous avons atterri dans un village paisible du non de Cherfa, en contrebas d'Ighil Imoula, un autre haut lieu de la Révolution , mais aux problèmes multidimensionnels. Route sinueuses, rareté de transport, coupures fréquentes d'électricité… Un septuagénaire raconte le calvaire de son quartier. «Plusieurs familles vivent depuis deux ans et demi presque sans lumière à cause de la chute de tension. Toutes les autorités concernées ont été sollicité mais toutes nos doléances sont restées lettres mortes», peste-t-il. Et d'ajouter : «Nous avons alors refusé d'honorer nos facture et d'accepter les prétextes de l'EGA qui avance l'opposition des propriétaires terrains à travers lesquels devrait passer la nouvelle ligne qu'on nous a promise.» «Sonelgaz», avons-nous précisé avant de le laisser poursuivre en s'interrogeant : «Où est l'Etat dans ce cas ?» Le problème récurent d'eau est par contre vécu chaque été contraignant les villageois à s'approvisionner en citerne depuis Amechtras, à raison de 800 DA, «alors que le gaz de ville qu'on espérait reste une utopie», dira encore le septuagénaire qui nous fera savoir que les villageois s'approvisionnent des villages voisins. Le problème de Aïn El Hammam par contre est très particulier. En plus des rudes hivers que la population peine à surmonter, et tout le fatras de péripéties quotidiennes, le plus grand danger reste le glissement de terrain dont elle est victime à l'instar de la zone est de Tigzirt, toutes deux classées zones sismiques de surcroît. Nous craignons le pire, nous raconte Halim, étudiant originaire du village Aourir. «Les hautes autorités ont promis de régler le problème mais l'hiver n'attend pas», fait-il remarquer avant de conclure ironiquement par un proverbe bien de chez nous : «Koul otla fiha khir.» En attendant Godot... Quelle conclusion peut-on en tirer ? Quelle leçon retenir de notre périple ? Faut-il vraiment attendre Godot, un deus ex-machina qui tombera du ciel ou un quelconque fakir auquel il suffira de tourner sa bague de Salomon pour voir une lumière à l'horizon longtemps bouché des jeunes et moins jeunes des villages kabyles qui, comme on l'a vu, savent préserver leur culture ancestrale et les traditions d'entraide qu'elle véhicule ? Une chose est sûre. Même si, beaucoup d'efforts ont été consentis pour sortir la Kabylie de son isolement, il n'en demeure pas moins que l'administration centrale «mère de la bureaucratie» est crainte dès qu'on l'évoque avec les jeunes qui, comme on l'a vérifié ont peur de s'engager dans l'inconnu quand il s'agit de décrocher une aide pour monter une entreprise ou construire une maison. Le peu de gens chanceux ont installé leurs projet ailleurs, dans les villes, vidant encore davantage les villages de leur substance humaine. L'exode est toujours aussi présent en kabylie. «Il n'y a que des projets d'envergure qui peuvent maintenir les Kabyles, peuple de tradition migrante, ici», conclura notre jeune étudiant non sans rappeler l'usine d'insuline «délocalisée à Constantine».