Parfois un tantinet méchants mais souvent affectueusement moqueurs, les citadins de la côte n'en ratent pas une pour se payer la tête de leurs compatriotes ruraux et des autres contrées éloignées par la géographie des richesses de la mer. Ignorant tout ou presque des produits de la grande bleue, ces algériens connaissent quand même la sardine, vocable devenu dans leur bouche un générique du poisson. La «grosse sardine», la «sardine géante», la «sardine rouge», «la sardine blanche»… c'est à partir de ce poisson qu'on tente, dans le pays profond, de désigner toutes les autres variétés de poisson. Toujours gênés par leur ignorance en la matière, des hommes et des femmes se sentent quand même parfois obligés d'en parler. Tout le monde, dans ces contrées, a une histoire avec la mer ou avec sa périphérie à raconter. Le jour où on a goûté à la sardine rouge, on a vu un bateau rentrer avec des sardines aussi grosses que des bœufs, ça ne s'oublie pas, et il est difficile de se priver de le raconter. Mais il n'y a pas que l'ignorance qui gêne, il y a aussi l'accès aux rougets, aux merlans et aux crevettes. Toutefois, ici on ne parle pas des évidences. Tout le monde sait qu'on ne connaît pas le poisson parce qu'on n'en mange pas. Et on n'en mange pas parce que c'est terriblement cher. Il en a toujours été ainsi, et de toute façon, il n'y a pas que le poisson qu'on ne peut pas atteindre. La sardine, on la connaît dans sa boîte depuis les premières aides humanitaires des années post-indépendance. Puis, on l'a découverte dans les cageots en bois sur la camionnette ou la charrette. Elle a toujours été un petit caprice du pauvre mais elle est restée familière. On a même fini par distinguer l'anchois de la «latcha», à distinguer la fraîche de celle qui l'est moins, et même oser des gestes d'expert en consultant ses yeux ou en lui écartant les mâchoires. Puis en parler en connaisseurs, dans des termes presque savants. Et oser d'autres recettes que l'éternelle friture. En paysans viscéralement attachés à la terre, on a appris, étonnés mais soulagés, que la mer a son «blé», la sardine. Le blé de la mer s'éloigne depuis qu'il est devenu hors de prix. De petit caprice familier, il n'est pas loin de devenir une folie furieuse. Comment désigner les autres poissons, une fois oublié le générique ? Piètre consolation, la sardine s'éloigne aussi des gens de la côte. Vous savez, ceux qui, un tantinet méchants et souvent affectueusement moqueurs, rappellent à leurs compatriotes des montagnes et du Tell leur ignorance des dons de la mer. Cet e-mail est protégé contre les robots collecteurs de mails, votre navigateur doit accepter le Javascript pour le voir