Personne, parmi les observateurs avisés, ne s'attendait à ce que le jury du Festival du cinéma de Cannes ne donne aucune distinction au film controversé de Rachid Bouchareb, Hors-la-loi. Clean et correct, ce jury confirme tout le « bien » qu'on pense de lui et de ceux qui l'ont précédé. Pas de vagues ni remous. Tout va bien dans le meilleur des mondes. Il est possible que le long métrage de Bouchareb ne méritait pas une distinction. Il n'est dit nulle part qu'un film qui suscite la polémique est forcément bon. Mais voir ce même jury récompenser un film bâclé en sept mois sur les moines de Tibhrine, Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois, a de quoi susciter beaucoup d'interrogations sur les éléments qui déterminent la qualité d'une œuvre cinématographique d'après les critères cannois. En théorie, « le Grand Prix » récompense l'œuvre « qui manifeste le plus d'originalité ou d'esprit de recherche ». Destiné à la télévision, le film de Xavier Beauvois n'a fait que relater, avec de la romance à la française, l'histoire tragique des sept moines de Tibhirine assassinés en 1996 en Algérie. Pas plus. Il est vrai que Xavier Beauvois, dont la démarche artistique est centrée sur l'humain et ses tourments, a déjà reçu le prix du jury à Cannes pour son film N'oublie pas que tu vas mourir en 1995, mais cela ne fait pas de lui un « palmable » à tous les coups ! Tout le monde sait dans l'univers pailleté de Cannes que le choix des films pour la Palme d'or se fait souvent selon des considérations subjectives. En 1991, Roman Polanski a imposé de force le choix de Barton Fink des frères Coen pour la Palme d'or et a refusé toute remise en cause de ce choix par les membres du jury. N'étant pas un grand chef-d'œuvre, ce film a été vite oublié. En 2009, Isabelle Huppert a obligé, elle aussi, les membres du jury à accepter le Ruban blanc de Michael Haneke pour la Palme d'or. Michael Haneke est un ami de longue date d'Isabelle Huppert avec qui elle a tourné des films, tels que la Pianiste. Pourtant, le Ruban blanc n'a pas pulvérisé les records d'entrée en salle en Europe ! Le jury de la cuvée 2010, dirigé par Tim Burton, grand spécialiste des films de science-fiction, réalisateur, entre autres de Charlie et la chocolaterie et de Batman, a donné la Palme d'or au Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul pour Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures. Le Cannes officiel aime bien « coller » à l'actualité chaude. Bangkok est secouée depuis plusieurs mois par une crise politique et des journaux français ont rapporté que Apichatpong a failli ne pas être présent à Cannes pour, tenez-vous bien, « la guerre civile qui sévit en Thaïlande ». Cannes s'essouffle Cela faisait chic donc de « récompenser » un film venu d'un pays sous les feux de l'actualité. En 2004, le Festival de Cannes a récompensé le documentaire Fahrenheit 9/11, de l'Américain Michael Moore qui critiquait la politique extérieure de George W. Bush, notamment l'engagement des troupes en Irak, un an plutôt. Or, selon plusieurs critères reconnus, ce film ne méritait pas la Palme d'or. Mais le jury, présidé alors par Quentin Tarantino (qui partage avec Michael Moore les mêmes producteurs, les frères Weinstein), a décidé de lui donner la première distinction, suscitant une vague de critiques. Apichatpong Weerasethakul a peut-être mérité la Palme d'or 2010. Ce cinéaste est connu par la poésie de son œuvre et par un côté naïf qui donne, quelque peu, l'épaisseur à ses films. Il est évident qu'actuellement le cinéma asiatique déclasse, et de loin, le cinéma européen en matière de créativité, d'innovation et de quête élaborée d'esthétique. Mais le Festival de Cannes n'a que récemment commencé à s'intéresser à ce cinéma. Depuis 1946, date de sa création, ce festival a toujours avantagé, d'une manière claire, les cinémas du Nord. En langage chiffré, cela donne, par exemple, pour la sélection officielle, 376 films américains, 348 français, 183 italiens, etc. Sur les 66 Palmes d'or données, 48 sont revenues à des longs métrages américains et européens. Est-ce pour autant que les cinémas astiatique, africain, sud-américain et arabe sont mauvais ? On ignore encore beaucoup de choses sur la manière avec laquelle les films sont sélectionnés pour la compétition officielle. Des films de grande qualité artistique sont produits en Inde, au Brésil, en Indonésie, en Egypte, en Syrie, en Malaisie, en Afrique du Sud, au Nigeria, en Tunisie, au Maroc, en Argentine, au Kenya, au Venezuela, au Chili, au Mozambique... mais ne suscitent jamais l'intérêt du « comité » qui choisit les œuvres pour le Festival de Cannes. Les sponsors, les porteurs de capitaux, les relais commerciaux et médiatiques ont aussi leur mot à dire dans ces choix. Le souci de choisir des films avec « un regard nordique », pour ne pas dire occidental, est toujours présent. Peu de marge est laissée à la liberté de création pour les cinéastes qui, à chaque fois, doivent se « mouler », laver plus blanc que blanc, pour être admis. Hors-la-loi, hors-jeu D'où le manque de crédibilité et de sérieux qui marque parfois les films sélectionnés puis récompensés (en 1987, le long métrage ridicule de Maurice Pialat, Sous le soleil de Satan, a eu la Palme d'or sous les sifflements du public). Avec les lectures qui ont accompagné Hors-la-loi de Rachid Bouchareb, on a découvert qu'en France, mêmes les critiques les plus chevronnés délaissent dans les placards les instruments d'analyse pour tomber dans les raccourcis au point de penser que le cinéma écrit l'histoire ! Question à deux euros : et si le film de Rachid Bouchareb avait représenté la France et pas l'Algérie à Cannes, quelle aurait été la réaction des « bien-pensants » ? Ces mêmes critiques n'ont pas remarqué que la plupart des grandes stars du cinéma étaient absentes à la Croisette cette année.