Le fait que «ni les commerçants ni les fonctionnaires ne sont sortis dans la rue pour exprimer leur colère vis-à-vis du gouvernement» est ainsi, selon M. Ould Kablia, un indicateur qui permet de relativiser l'étendue de la grogne sociale. Contrairement aux partis de l'Alliance présidentielle qui n'ont pas hésité à rendre pour responsables «certaines parties et des lobbies de la spéculation» dans le déclenchement des émeutes, le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales, Daho Ould Kablia, s'est voulu hier prudent et n'a pas exclu l'idée que les violentes manifestations qui secouent depuis près d'une semaine de nombreuses grandes villes du pays soient l'expression d'un ras-le-bol de la jeunesse. M. Ould Kablia veut-il éviter de jeter de l'huile sur le feu ? Son appel au calme lancé à la radio sera-t-il entendu ? En tout cas, la situation incite à la prudence : ces événements de contestation ont déjà fait 3 morts et plus de 300 blessés (le troisième décès a été enregistré hier à Tidjellabine) parmi les manifestants. Plusieurs dizaines de jeunes ont également été arrêtés. Même si elles ont baissé en intensité à Alger durant la journée d'hier, les émeutes se sont néanmoins poursuivies dans plusieurs autres localités du pays. Et pour le moment, rien n'indique qu'elles sont sur le point de s'arrêter. Entre-temps, aucun haut responsable n'a encore daigné s'adresser directement à la population. Dans un bref entretien accordé vendredi au quotidien francophone Algérie news, Daho Ould Kablia a fait savoir que ses services ont identifié «deux types de groupes de jeunes : le premier est constitué de bandes ou de réseaux criminels organisés qui profitent de la situation pour commettre des vols». «L'autre groupe, a-t-il poursuivi, «se révolte pour dénoncer l'augmentation des prix ou une situation sociale difficile». En acceptant de reconnaître la nature des problèmes à l'origine de cette explosion sociale, le ministre de l'Intérieur rompt quelque peu avec une tradition gouvernementale qui consiste à traiter systématiquement les manifestants de «voyous» et à montrer du doigt «la main de l'étranger» dès qu'il y a une contestation de rue. Cela s'est produit notamment lors des événements de Kabylie en 2001. Plutôt que de tenir un discours d'apaisement et de rassurer la population, le ministre de l'Intérieur de l'époque, Noureddine Yazid Zerhouni, avait mis le feu aux poudres en traitant de voyou Guermah Massinissa, un jeune assassiné dans les locaux de la gendarmerie de Beni Douala (Tizi Ouzou). Conséquence : 126 jeunes tués et une région toute entière sombrera dans un chaos duquel elle a encore aujourd'hui du mal à se relever. Une main de fer dans un gant de velours Malgré l'intensité et l'ampleur prises par la contestation, le ministre de l'Intérieur et des Collectivités locales ne s'est toutefois pas montré particulièrement inquiet concernant l'évolution de la situation dans la mesure où la contestation se limite, pour le moment, à des groupes de «jeunes dont l'âge ne dépasse pas les 25 ans». Même si les actes de violence constatés à travers des villes du pays sont assimilés à des «agissements criminels», en haut lieu on tente tout de même de minimiser le phénomène. Le fait que «ni les commerçants ni les fonctionnaires ne sont sortis dans la rue pour exprimer leur colère vis-à-vis du gouvernement» est ainsi, selon M. Ould Kablia, un indicateur qui permet de relativiser l'étendue de la grogne sociale. Ces émeutes ne constituent donc pas un grand motif d'inquiétude pour les autorités qui paraissent… avoir d'autres chats à fouetter. Bref, à entendre Daho Ould Kablia – qui semble avoir opté pour la politique de la main de fer dans un gant de velours –, la situation est presque normale. Mais ce qui semble rassurer le plus le successeur de Noureddine Yazid Zerhouni tient au fait que le gouvernement «ne fait pas face à une opposition politique particulière ou à un problème dont l'origine serait due à un différend politique qui risque d'influer sur les grandes orientations actuelles». Le ministre de l'Intérieur entreprend-il de «dépolitiser» le problème ? En réalité, il n'a pas tellement besoin de le faire. La société – qui vit sous état d'urgence depuis près de 19 ans et qui est interdite de manifestations publiques depuis presque autant de temps – a subi depuis longtemps un profond processus de dépolitisation. En raison du verrouillage politique et médiatique, les partis politiques ont aussi perdu du terrain. Résultat : pour une génération entière d'Algériens, le combat pacifique est une notion qui n'a aucun sens. D'où le recours systématique à l'émeute. C'est probablement pourquoi les manifestations qui ont éclaté la semaine dernière dans tout le pays sont pauvres en slogans politiques et s'expriment de manière anarchique et violente. En décodé, le message du ministre de l'Intérieur veut surtout dire que les manifestations observées ici et là, parce que justement «apolitiques» ne sont pas de nature à contrarier le fonctionnement du gouvernement et encore moins à remettre en cause les équilibres du pouvoir. Aussi, plutôt que de répondre aux doléances des jeunes, le gouvernement a préféré faire machine arrière dans son combat contre le commerce informel. Pour l'heure, les émeutes semblent en effet avoir profité beaucoup aux commerçants puisque l'Exécutif est revenu vendredi sur sa décision qui consiste à obliger les grossistes et les distributeurs à se doter de registres du commerce et de faire leurs achats par facture. Reste à savoir, maintenant, si toutes ces «concessions» conduiront à une baisse des prix. Beaucoup de citoyens parient d'ores et déjà le contraire.