Il avait commencé par remplir les écrans de télévision avec son visage oblong et un front fuyant vers l'arrière, mais comme ramené vers l'avant par deux sourcils broussailleux et légèrement en bataille. S'il fallait, subjectivement, souligner quelques traits du visage d'un vieillard militant, ce seraient ceux-là. Pendant plusieurs semaines, il était l'invité des plateaux des plus grandes chaînes. Et pas aux aurores qui précèdent les dessins animés ni aux créneaux pour insomniaques d'après minuit. Presse écrite et électronique, médias lourds de l'audiovisuel, presse des francs-tireurs à l'affût avec leurs blogs, la plupart des supports informationnels français se sont saisis du phénomène Stéphane Hessel. Il faut dire que l'homme en impose du haut de ses 93 ans, et qu'à l'heure qui précède le grand voyage, une ultime bravade contre les chapes qui étouffent les vérités et perpétuent les iniquités prend valeur de message fort pour le présent et la postérité. Résultat, un foudroyant succès de librairie avec plus d'un million d'exemplaires vendus en moins de deux mois. Au sens commercial, c'est un best-seller. Mais d'un point de vue moral et philosophique, la force et la pertinence du message s'apprécient davantage au poids du choc que l'opuscule a eu sur les consciences. Car le livre - si on peut l'appeler ainsi - n'est qu'un opuscule d'une trentaine de pages écrites avec une grande simplicité. C'est une leçon de Stéphane Hessel, on peut pousser un grand cri de colère avec des mots simples. Le manifeste de ce gaulliste résistant, élevé à la dignité d'ambassadeur de France, est conçu comme une feuille de route pour les consciences soucieuses d'agir - ou de faire agir - dans le sens du rétablissement des valeurs qui fondent l'humanité et l'humanisme. Le la est donné dans le titre Indignez-vous ! Contre quoi ? Pas contre tout et rien. Les sujets d'indignation ne manquent pas, et des centaines de millions de livres ne suffiraient pas à leur énumération. Un hebdomadaire français a dressé les cinq points forts, soit autant de motifs d'indignation, de l'écrit de Hessel, à commencer par se défaire de cette indifférence létale qui consiste à refuser de voir les injustices pour n'avoir pas à s'en indigner. «Ayant été à Gaza, ayant vu les camps de réfugiés avec des milliers d'enfants, la façon dont ils sont bombardés m'apparaît comme un véritable crime contre l'humanité» : voilà qui en dit long sur le deuxième motif d'indignation de l'infatigable défenseur des Palestiniens. Précision utile, Hessel est de père juif allemand et il n'a jamais été contre l'existence d'Israël, bien au contraire. L'actualité économique et financière mondiale lui donnant parfaitement raison, l'ancien résistant estime que «l'actuelle dictature internationale des marchés financiers» est une menace pour la paix et la démocratie. Et de proposer le troisième axe programmatique, soit un retour au primat de l'intérêt général sur l'intérêt particulier. En clair, ne plus permettre à des individus comme Madov et aux actionnaires du CAC 40 et du Nasdaq de s'approprier les dividendes du travail des autres. En quatrième lieu, et disant comprendre sans les approuver les actes directement terroristes résultant d'un sentiment d'«exaspération», l'ambassadeur choisit le terrain de la non-violence pour l'expression agissante de nos sentiments d'indignation. Recommandant, au passage, de s'insurger contre l'illégitimité de ce qui est injuste même quand il est paré de légalité. Enfin, dressant un bilan plutôt pessimiste de la première décennie de ce troisième millénaire, l'auteur propose une «insurrection pacifique» contre une frénésie productiviste qui laisse sur le carreau la grande majorité des hommes et des femmes qui peuplent la planète. Il retient comme particulièrement négatifs le passage de G. Bush junior à la Maison-Blanche, les conséquences du 11 septembre 2001 et l'intervention militaire en Irak en 2003. Rappelant que son engagement dans la résistance a été avant tout motivé par son indignation face au nazisme, il croit à la force d'un credo : «Créer, c'est résister. Résister, c'est créer.» Un sixième motif d'indignation n'est pas mentionné par Hessel. C'était prévisible, tout ce que la France compte de penseurs sionistes, cryptos ou déclarés, n'a pas tardé à se mobiliser contre lui, allant jusqu'à remettre en cause son passé de résistant. BHL et Finkilkraut en sous-marins, d'autres ouvertement, comme le président du CRIF. Et après cela, ce sont les Maghrébins et les musulmans qui sont accusés de communautarisme. Les terroristes de la pensée ne sont pas nécessairement ceux qu'on croit.