Le professeur Chemseddine Chitour nous éclaire dans cette interview sur la situation en Libye en apportant une analyse objective et scientifique sur ce conflit. La décision de l'Union africaine de ne pas coopérer avec la CPI pour l'exécution du mandat d'arrêt émis contre le guide de la révolution libyenne est «historique», selon le professeur, et prouve que cette cour pénale «internationale» n'a aucune légitimité. L'Union africaine a décidé de ne pas coopérer avec l'exécution du mandat d'arrêt lancé par la Cour pénale internationale à l'encontre du colonel Kadhafi. Quelle est votre analyse sur cette position ? Professeur Chemseddine Chitour : Il faut souligner que la Cour pénale internationale est un instrument qui a été créé par des pays occidentaux. Cette structure n'émane pas de la communauté internationale et demeure illégitime pour l'opinion internationale. Elle n'est valable en réalité que pour juger les citoyens des pays industrialisés. C'est tout ce qu'elle peut prétendre comme compétence judiciaire. Malheureusement, certains pays occidentaux veulent l'imposer avec la force militaire à d'autres pays, notamment africains. Paradoxalement, la communauté internationale telle qu'elle est revendiquée par les pays occidentaux se résume à une poignée de pays qui font des pressions sur le reste des Etats, étant donné leur suprématie militaire et économique. L'Union africaine a toutes les raisons du monde de ne pas reconnaître cette cour et ses décisions. Le président de la commission africaine Jean Ping a bien compris cela en avouant récemment que l'émission du mandat d'arrêt contre le guide de la révolution libyenne est décidé justement pour torpiller tous les efforts et initiatives entrepris pour la solution pacifique de la crise libyenne. Il se trouve également que le Conseil de transition libyenne, appelé aussi par des Libyens le conseil de la trahison, agit au nom des puissances occidentales qu'il lui dicte la politique à adopter. Le CNT libyen reçoit des ordres du palais de l'Elysée. Ce conseil est au service également du pseudo philosophe Bernard Henri Lévy qui impose sa propre politique africaine. C'est un ministère parallèle des Affaires étrangères. Il y a vraiment de quoi s'interroger sur l'avenir de l'Afrique dans ce contexte. La Cour pénale internationale devient un instrument politique, d'après vous ... Pour juger du travail de la Cour pénale internationale, il faut évoquer un simple exemple, celui des dirigeants criminels israéliens qui n'ont jamais été un jour inquiétés par cette «pseudo justice internationale». La CPI ne s'est pas autosaisie de ces crimes malgré l'existence des preuves irréfutables. Sur injonction des Etats Unis d'Amériques, le juge espagnol s'est autosaisi du dossier libyen. C'est pratiquement le même cas pour le président soudanais Omar El Bachir qui est sous la menace d'un mandat d'arrêt international et dont le pays a été scindé en deux parties. L'illégitimité de cette «cour internationale» ne vient pas seulement du côté moral, mais de la force brandie par ces dirigeants. Nous sommes aujourd'hui à une croisée des chemins et cette institution doit être dissoute parce qu'elle fait dans la politique de deux poids, deux mesures. Elle n'a aucune crédibilité tant qu'elle n'a pas eu le courage de juger les véritables criminels de guerre qui sont plutôt des dirigeants occidentaux et israéliens. C'est à ce prix qu'elle sera acceptée par la vraie communauté internationale. L'Union africaine vient de décider comme un seul homme de ne pas appliquer la décision de la CPI à l'encontre du colonel Kadhafi. Les pays de l'Occident ne peuvent rien faire dans ce cas de figure. Seulement, les dirigeants des pays africains doivent assurer une continuité de cette action. C'est très important. Il est certain que les régimes des pays occidentaux vont tout faire pour effriter cette solidarité et ce consensus africain. Mais il faut rendre hommage à l'UA qui a décidé de ne pas reconnaître le mandat de la CPI émis à l'encontre de Kadhafi. C'est historique comme décision. Que pensez-vous des déclarations faites par les autorités espagnoles et françaises sur les risques de récupération des armes de l'armée libyenne par des réseaux terroristes affiliés à Aqmi ? Il faut avouer que cette guerre de Libye est une affaire strictement française. C'est en octobre dernier que l'opération de déstabilisation de la Libye a réellement commencé, notamment en France, où il y a eu la création d'une organisation visant à déstabiliser la Libye. Il se trouve aussi que la Libye intéresse tout le monde. Le pays voisin est constitué de trois grandes régions, à savoir la Cyrénaïque, la Tripolitaine et le Sud qui était sous la domination française. Les Américains reprochent au président Barak Obama son engagement dans le conflit libyen, étant donné que ce pays ne relève pas de la zone d'influence américaine. Malgré l'aide fournie par les Etats-Unis d'Amérique moyennant des partages des richesses libyennes, les Français sont les plus acharnés contre le peuple libyen. Ils veulent détruire la Libye et faire de ce pays un futur marché du complexe militaro-indutriel estimé à plus de 300 milliards de dollars. La Libye est à genoux. Tous les revenus qui proviendraient du pétrole vont servir à la reconstruction. La France ne veut pas de paix et de situation politique stable en Libye. L'instabilité et la violence les arrangent et répondent à leurs intérêts mercantiles. Le régime de Nicolas Sarkozy ne veut pas de solution africaine basée sur la transition politique et démocratique. Les dirigeants français savent très bien qu'ils seront les plus grands perdants d'une solution pacifique de ce conflit. Ce qui explique le largage des armes aux rebelles. Les responsables du CNT, qui sont des anciens responsables du régime de Kadhafi, ignorent l'avenir de la Libye et le poids de la haine semée au sein des populations et des différentes tribus composant la société libyenne. Cette société est atomisée et fracturée. Et le CNT a décidé d'exclure tous les Libyens noirs. Nous allons assister à une guerre de tribus qui risque de prendre de l'ampleur et durer dans le temps. Le guide de la révolution a eu le mérite de stabiliser la Libye et de distribuer les richesses du pays. Il ne faut pas cacher la réalité. La Libye était le deuxième pays africain en matière de niveau de vie, après celui de l'Afrique du Sud. Les Libyens ne vivaient pas dans la misère noire, comme les Tunisiens et les Egyptiens. La Libye recèle des richesses pétrolières et depuis quelque temps du gaz shift. Ce qui fait d'elle la victime désignée pour certains pays occidentaux qui veulent accaparer ces richesses au prix du sang libyen. Le risque Aqmi pèse-t-il réellement, selon vous, dans toute la région du Maghreb ? L'Algérie partage une frontière de 13 000 kilomètres avec la Libye. Mais notre pays a été tenu soigneusement à l'écart par la France. Il existe des arsenaux militaires qui ont été dévastés. Mais il faudrait analyser avec prudence les déclarations des officiels européens particulièrement celles évoquant le risque Aqmi. On ne peut pas prendre au sérieux les propos de ces responsables, surtout maintenant avec les données qui ont prouvé que le conflit libyen n'a aucun rapport avec le fameux «printemps arabe». L'Algérie risque d'hériter de toute cette déstabilisation du pays voisin. Les Français sont à 3000 kilomètres de la Libye. Les Anglais se situent à 4000 kilomètres et les Américains à 10 000 kilomètres. Et quand ils évoquent le risque Aqmi, ils se soucient en réalité du risque énergétique. Ils ne prennent pas en considération les risques humains. Est-ce qu'il y a eu un seul mort des militaires occidentaux engagés en Libye ? Ce sont les Libyens qui sont en train de payer les frais de cette guerre. Par contre, personne ne peut juger le nombre de morts causés par leur décision dans le monde. La question d'Aqmi ne les intéresse pas au premier chef. Ils s'inquiètent plutôt des sources d'approvisionnement en énergie. A mon avis, il ne faut pas justement prendre en compte les analyses et les commentaires des spécialistes occidentaux. Chaque jour, on se rend compte des fausses analyses et des projections qui n'ont rien avoir avec la réalité. C'est vraiment du cinéma, parce qu'ils ne sont pas justes et scientifiques dans leur critique. Ils ne veulent pas critiquer leurs dirigeants et leurs décisions. Il ne faut pas perdre de vue que l'Europe est économiquement ruinée. Elle est à genoux. Les pays européens doivent trouver des marchés, même en provoquant des guerres. Et le risque Aqmi est vu comme l'affaire des pays africains qui seront appelés à combattre seuls, comme d'habitude, ces réseaux terroristes. Pensez-vous que la solution politique du conflit libyen est possible dans le contexte actuel ? Je pense que c'est la seule et unique voie de règlement de ce conflit. Le président français Nicolas Sarkozy a promis de régler le problème libyen en une semaine. Nous sommes aujourd'hui à plus de quatre mois de combats et de guerre entre les différentes tribus libyennes. Et rien n'indique que les combats vont cesser. La situation de la Libye nous rappelle celle de l'Irak, un pays qui continue aujourd'hui de perdre des milliers de morts. A mon avis, la seule solution possible est de négocier dans la paix pour entrevoir une nouvelle ère pour la Libye. C'est justement la vision de la diplomatie algérienne qui avait finalement bien jugé la situation au début en décidant de ne pas s'ingérer dans les affaires intérieures en faveur d'une partie sur une autre. Les démarches du CPI et de certains pays comme la France n'ont aucune visibilité à long terme, sauf peut-être celles de répondre à des objectifs privés précis. Pour vous, le «printemps arabe» n'existe pas ? Il n'y a pas de printemps arabe. Il existe des mouvements de révolte qui ont été instrumentalisés par certains pays occidentaux à des degrés divers. Ce sont des dérapages contrôlés par les régimes occidentaux. Nous l'avons constaté à travers la révolte des citoyens du Bahreïn, qui ont été écrasés, accusés de chiisme et condamnés à morts sans que le système tombe. C'est le cas au Maroc, en Tunisie et en Egypte. En Syrie, ils essayent de déstabiliser le système politique mis en place, mais ils ne peuvent pas avec le refus de la Russie et de la Chine de cautionner une résolution de l'ONU. Il ne faut pas croire que le salut du monde arabe va venir de l'Occident. Le salut du monde arabe va venir des dirigeants éclairés et qui ont des idées cohérentes, loin de toute démagogie et ingérence. Il faut aller vers l'ère de la compétence. Sur ce plan, les pays du monde arabe sont encore loin. Il se trouve que même les futurs dirigeants qui seront élus dans les pays qui ont connu récemment des révolutions comme l'Egypte et la Tunisie ne peuvent être acceptés que s'ils sont adoubés par l'Occident. C'est la triste réalité qui confirme que les peuples tunisiens et égyptiens ne peuvent pas choisir leurs présidents de manière démocratique, malgré le prix de la liberté payé chèrement. C'est pour cela que je ne peux pas croire au printemps arabe. C'est une vaste manipulation qui a commencé en Egypte. Les pays occidentaux ne veulent pas de démocratie, car ils savent très bien que le seul parti puissant représentatif dans le monde arabe est celui de l'islam comme projet de société et de politique. Nous sommes face au combat perpétuel d'une société qui doit être tolérante et pratiquer un islam ouvert. Mais l'Occident ne veut pas justement de cet islam comme système de gouvernance. C'est le vrai combat des pays arabes, car même après les révolutions menées en Tunisie et en Egypte, les Occidentaux ne veulent pas de systèmes basés sur l'Islam comme référent politique et sociétal. Propos recueillis