La présence des noirs subsahariens à Tamanrasset est très remarquable. Ils sont partout. Ils exercent tous les métiers dans divers secteurs. Les noirs d'Afrique subsaharienne travaillent dans le commerce informel, possèdent des magasins dans les marchés, ouvrent des restaurants, font les manœuvres dans les chantiers, travaillent dans les champs agricoles et occupent tous les lieux qui leur permettent d'avoir un revenu décent. Les apercevoir dans tous les coins de la ville donne l'impression qu'ils sont des citoyens à part entière, vivant en toute liberté et dans la légalité totale. Pourtant, la réalité est tout autre. La figuration massive des visages des noirs africains aux côtés des noirs algériens n'est que l'autre face d'une réalité sociale basée sur les liens ancestraux entre les deux communautés et d'une politique ayant pour principale devise : le bon voisinage. La communauté des noirs est très forte dans cette ville où vivent les populations de 37 pays du monde qui s'ajoutent aux citoyens algériens des 48 wilayas. Tamanrasset constitue un passage obligatoire pour aller au Nord. Les «Africains» ont, de tout temps, transité par cette ville de l'extrême sud du pays pour se diriger vers l'Europe, l'Asie et le Moyen-Orient. Les Africains vivant à Tamanrasset fuient la pauvreté, la misère extrême, les conditions inhumaines et l'esclavagisme sauvage qu'ils vivent dans leur pays, et s'installent à Tamanrasset pour gagner leur pain dans des conditions risquées certes, mais plus ou moins dignes. Les Africains que nous avons rencontrés ne veulent pas aller au Nord. Ils travaillent à Tamanrasset, épargnent pour rentrer chez eux plus tard. Un petit déjeuner en plein air Les subsahariens ont leurs propres habitudes qu'ils ont créées au fur et à mesure de leur présence sur le territoire de la ville. Ils mènent un train de vie qui leur permet de travailler, de s'amuser et de faire face aux difficultés de la vie aussi. Il est 5 heures et demie du matin, les noirs subsahariens se dirigent massivement vers «Gatâe el oued» (le passage de l'oued). Ils s'installent, se constituent en petits groupes pour prendre leur petit-déjeuner dans cet espace géant, pas encore aménagé, sous le soleil éclatant marquant l'approche de la saison hivernale. La couleur jaunâtre de la terre du oued se mélange à la couleur noire de la peau de ces Africains qui profitent du peu d'ombre que leur offrent les quelques arbres grandissant dans le lit de l'oued. On entend de loin le bruit des tasses de thé, de lait, de café et des verres pendant que les émigrés africains dégustent leur petit-déjeuner en groupes composés de femmes, d'hommes et d'enfants. Les discussions s'animent aussi dans cet espace convivial où des éclats de rires se font entendre. Les jeunes préfèrent occuper les ponts dès qu'ils finissent leur tasse de thé ou de café ou ont d'autres choses à se raconter en attendant le début du travail. A 8 heures, la grande majorité des noirs quittent leur espace favori et entament leur journée de travail. Les femmes et les enfants y restent le temps de ranger la vaisselle et ramasser les tapis. Les habitants de Tamanrasset connaissent parfaitement cette habitude qui ne les dérange nullement. «Ils sont là tous les matins. Ils viennent déguster leur petit-déjeuner en plein air et vaquent à leurs affaires. Si les habitants de la ville s'installent dans les cafés, eux préfèrent l'oued. Chacun est libre de ses choix», nous dira Mohamed, un habitant qui les observe chaque matin de son siège au café situé à Gatâe el oued. «Ils habitent tous dans les alentours. Ils occupent des maisons et travaillent dans la ville. Ils sont fortement présents dans la restauration», précise Bilal, un autre habitant. Mohamed souligne qu'il n'a jamais observé un harcèlement quelconque au niveau de l'oued. «Ça se passe dans le calme. Personne ne les tarabuste pendant le petit-déjeuner. Je n'ai jamais vu un policier passer par là pour les chasser, alors que tout le monde sait que la majorité sont des clandestins», a-t-il affirmé. «Le plus important pour nous, c'est qu'ils ne nous créent pas de problèmes. A part ça, tout le monde est le bienvenu à Tamanrasset», a-t-il ajouté. Fuir la misère et la pauvreté Dès 8 h, les magasins de la ville sont ouverts. On entame la mise en place du matériel et le nettoiement des lieux. «Je suis un Nigérien. Je suis arrivé à Tam depuis une année. Je travaille avec mon ami le restaurateur qui est là depuis deux ans», nous dira un jeune âgé de 22 ans. Le propriétaire du restaurant spécialiste en «My Naima» exhibe un petit papier plié en quatre qu'il nous présente comme étant une copie conforme du registre du commerce pour nous démontrer qu'il travaille dans la légalité. «Je suis tranquille ici. Tout le monde vient manger chez moi et je n'ai eu aucun problème durant les deux années précédentes», a-t-il expliqué. Tous les deux affirment qu'ils sont venus en Algérie car ils n'avaient pas un job au Niger. Ils n'aiment pas s'étaler sur la façon avec laquelle ils ont atterri à Tamanrasset mais finissent par avouer qu'ils ne se sont pas installés de façon légale. «Je travaille. Je veux ramasser un peu d'argent pour rentrer chez moi et ouvrir un restaurant similaire», précise l'un d'eux. «Nous n'avons jamais été attaqués par la police qui ne vient même pas contrôler notre activité ici dans le magasin. Mais nous savons pertinemment que cette situation ne durera pas. Nous n'avons pas de papiers réglementaires pour rester là éternellement», nous ont-ils confié. Un autre jeune restaurateur affirme qu'il perçoit 800 dinars par jour, ce qui lui permet de vivre à l'aise dans cette ville vu qu'il est célibataire. Deux femmes du Togo se sont plaintes de la faiblesse de la clientèle. «Le travail ne marche pas bien. Le revenu est faible», diront la mère et sa fille, venues du Togo il y a deux ans. Elles préparent des plats togolais faits à base de poulet local mais qui ne sont malheureusement pas très appréciés par la population. Le restaurant est exigu. Le matériel utilisé dans la préparation des plats est éparpillé dans cet espace où les conditions d'hygiène ne sont pas de mise. «Nous sommes venues travailler et envoyer de l'argent au Togo où vit notre famille. J'ai deux enfants en bas âge avec moi et les autres sont au pays natal», nous dira la maman. «La vie est difficile ici. Sans un revenu important, ce n'est pas facile de tenir le coup», a-t-elle indiqué. Le seul problème qui dérange cette citoyenne togolaise ce sont les vols répétitifs. «On m'a volé mon matériel plusieurs fois, surtout les bouteilles de gaz butane. Mais là, il n'y a rien à faire à part refaire le portail du restaurant», a-t-elle affirmé. Cette dame dit qu'elle travaille librement. Elle achète sa marchandise auprès des grossistes locaux et prépare ses plats dans le restaurant. «Mon magasin n'a jamais été fermé par les services de sécurité. Je ne les ai jamais vus venir ici de toutes les manières», nous a-t-elle assuré. Les femmes de l'Afrique subsaharienne exercent également le plus vieux métier du monde dans cette ville. C'est une autre méthode qu'elles ont trouvé pour gagner de l'argent. «Il y a beaucoup d'hommes blancs qui nous draguent ici. Il suffit de se balader en début de soirée dans certains endroits pour avoir de la clientèle. Ça paye bien. Les soirées sont porteuses de beaucoup d'argent et c'est ça», nous raconte une jeune Africaine qui vit à Tam depuis deux ans. Une présence en force à Assihar Les Africains de toutes les nationalités sont présents en force à Assihar, le grand marché de la ville. Vendeurs, réparateurs de vélos, vulcanisateurs, ferrailleurs, cordonniers, tailleurs, mécaniciens, ils offrent tous types de services payants. Là aussi, ils travaillent au noir. Le seul inconvénient, selon eux, c'est qu'ils sont localisés et facilement repérables. «Je suis là depuis 10 ans. Ma famille est encore au Niger. J'ai un commerce à Assihar. Je travaille bien, mais je ne suis pas stable», dira un homme, la quarantaine, originaire du Niger. Les descentes des services de sécurité dans ce marché déstabilisent énormément ce commerçant qui se sent menacé en permanence. «La police vient chasser les sans-papiers et saisit leur marchandise. Ça se passe souvent et ça nous met dans une situation d'inquiétude et de faiblesse», a-t-il indiqué. «J'estime que ce n'est pas juste, même si je suis convaincu que nous sommes des émigrés clandestins et vivons de façon irrégulière. D'ailleurs je n'ai pas ramené ma famille en Algérie car je ne peux pas concevoir qu'on vienne me mettre dans un centre de transit et laisser ma femme et mes enfants tous seuls. La seule solution pour moi c'est de travailler et de leur envoyer de l'argent ou leur rendre visite lorsque l'occasion se présente», dira-t-il. Un autre Nigérien, qui a fui les conditions misérables de la vie dans son pays, nous dira : «Oui, nous sommes des clandestins, nous avons des magasins et nous travaillons au noir, mais nous faisons tout cela pour faire vivre nos familles. Nous travaillons pour pouvoir manger du pain. C'est la survie de nos enfants qui nous pousse à supporter tout cela.» Les élus de l'APC de Tamanrasset affirment qu'ils ne détiennent pas le nombre exact des Africains installés dans ce marché. «Aujourd'hui, il y a 223 Africains qui ont des magasins dans ce marché. Ce nombre évolue de jour en jour», affirme Bilal Atassi, élu à l'APC. L'opération de recensement des commerçants en perspective de délocaliser le marché n'a toujours pas été clôturée. «Il y a des sans-papiers qui s'installent quotidiennement ici. On fait en sorte de les intégrer», dira-t-il. 20 à 30% des patients reçus à l'hôpital sont des sans-papiers Boubakeur, un jeune Malien de 23 ans. Il gère une auberge au centre-ville de Tamanrasset depuis qu'il est venu il y a 8 mois. «Je suis bien ici. Je travaille et je suis à l'aise. Personne ne me maltraite ou me manque de respect. Je suis stable et je ne veux pas retourner au Mali. Je ferai tout pour régulariser ma situation et m'installer définitivement en Algérie», nous a-t-il indiqué. Brahima est serveur dans un restaurant en plein air depuis quelques mois. Toujours souriant et bien habillé, Brahima, originaire du Niger, est aimé et sollicité par tous les clients de ce restaurant en raison de son dynamisme, sa gentillesse et son bon travail. «Il comprend les clients, il parle bien et entretient de bonnes relations avec tout le monde», nous affirme un client, habitué des lieux. Brahima a tout le temps droit au pourboire des fidèles clients qui réclament sa présence et qui lui transmettent le bonjour lorsqu'il est au repos. Les noirs de l'Afrique subsaharienne bénéficient également de la prise en charge sanitaire au niveau des différentes structures de santé de la ville. Des médecins à l'EPH affirment qu'entre 20 à 30% des patients reçus dans cet hôpital sont des Africains qui n'ont aucun papier. «Nous les recevons et leur donnons les soins nécessaires. Il y a même des cas de malades que nous avons opérés pour diverses maladies. Sachant qu'ils vivent clandestinement, l'administration de l'hôpital ne leur demande de fournir aucun papier. Elle leur facilite les démarches jusqu'à ce qu'ils se rétablissent et quittent l'hôpital», nous affirme un médecin. Lorsque les esclaves deviennent des cadres Le comportement esclavagiste a pourtant existé pendant de longues années à Tamanrasset, ville des Touaregs et de leurs descendants nobles. Les esclaves travaillaient chez les familles touaregues et accomplissaient toutes les tâches qu'elles soient ménagères, l'élevage, l'agriculture ou autre. Cette pratique a cessé depuis l'indépendance. Les Touaregs se rappellent encore cette époque et en parlent sans aucune rancune. «Les familles nobles payaient pour avoir des esclaves qui étaient ensuite considérés comme des membres de la famille. On leur donne le nom de famille, on les inscrits à l'école, on leur donne à manger, on leur achète des habits, et on leur consacre le meilleur traitement possible, on leur confie nos secrets, nos biens, et même nos enfants. La relation a été excellente jusqu'au jour où il a fallu qu'ils quittent nos maisons», nous raconte un habitant de Tamanrasset. «Vous savez, nous les avons fortement protégés. D'ailleurs, il est toléré de frapper un Targui plutôt que de s'en prendre à son esclave. Un noble targui peut tuer s'il arrive un mal à son esclave. Ça a de tout temps été comme ça», a-t-il ajouté. Les Targuis étaient également responsables de l'avenir de ces personnes qui ont servi leur famille. «Nous les avons mariés, avons organisé leur fête et élevé leurs enfants comme s'il s'agissait de nos propres enfants», nous dira un autre. Ceux qui étaient des esclaves il y a plus de 50 ans ont aujourd'hui un statut respectable dans la société. Ils occupent des postes importants dans les organismes étatiques et privés puisqu'ils ont suivi une scolarité, même étant des serviteurs des nobles touaregs. Aujourd'hui, certains sont des directeurs centraux, des chefs de daïra, des responsables de structures de l'Etat, des élus (maires, P/APW, parlementaires), des agents de l'ordre, et autres.