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L'historien Jean-Charles Jauffret révèle la réalité du bagne de Tinfouchi ou «prison sans barrières» Il publie une édition revue et augmentée de Soldats d'Algérie
Spécialiste des questions militaires de la guerre d'Algérie, l'historien français Jean-Charles Jauffret n'en finit pas de réexaminer cette page historiographique à l'aune d'archives inédites et de témoignages oraux. A un jet de pierre de la commémoration du 50e anniversaire de la signature des Accords d'Evian, ce professeur, à la bibliographie très féconde sur la guerre d'Algérie (1) publie, chez Autrement (Paris), une nouvelle édition «entièrement revue et augmentée» de Soldats d'Algérie 1954-1962 (2). Fruit d'une enquête de terrain réalisée à la fin des années 90, ce livre est sorti une première fois en 2000 au plus fort du débat sur l'usage de la torture par l'armée française. Combinant interviews d'acteurs et minutieux travail d'archives, Jean-Charles Jauffret s'était attaché à analyser les «expériences contrastées des hommes du contingent», leurs vécus éprouvés, leurs souvenirs à l'épreuve d'une «guerre sans nom» et les traumatismes d'après-guerre. Entre appelés et rappelés, ils étaient plus de 1,2 million de soldats à avoir été mobilisés entre 1954 et 1962 sur le front algérien. Un corps expéditionnaire au volume sans précédent dans l'histoire des conflits de décolonisation. La résistance d'une «bande de hors-la- loi» s'étant éternisée, certains appelés avaient accompli jusqu'à trente mois de service militaire. Au gré des classes d'incorporation et des phases de radicalisation du conflit, les gouvernements des IVe et Ve République les convoquaient pour participer à des «opérations de maintien de l'ordre» de l'autre côté de la Méditerranée. Une traversée navale plus tard et une fois dans le djebel, les soldats du contingent prenaient la mesure d'une «vraie guerre», rappelle l'historien. «Plus qu'en Indochine», souligne Jauffret, la France des IVe et Ve République engage, de l'autre côté de la Méditerranée, une «armée de masse». Militaires de carrière et soldats du contingent mènent une guerre «mêlant archaïsme et modernité, et jouant simultanément une double tactique d'attaque et de pacification, face à une armée de libération nationale éparpillée sur un immense territoire au relief tourmenté». Depuis la sortie de la première édition, bien des évolutions ont été observées sur le terrain de l'historiographie franco-algérienne. Des archives inédites ont «surgi» et des langues d'appelés se sont déliées, entre autres parmi les victimes des essais nucléaires de Reggane. Face à cela, le professeur Jean-Charles Jauffret n'a pas résisté à l'envie de compléter son enquête et de la remettre en perspective à un demi-siècle de distance. Aussi, «Soldats d'Algérie», revu et augmenté se décline-t-il aux yeux de son auteur comme un «nouvel ouvrage qui tient compte des découvertes de la science historique relative aux hommes du contingent». Jean-Charles Jauffret s'y intéresse en particulier à ceux que la presse et les historiens désignent sous le nom de «réfractaires à la guerre d'Algérie». Classés plutôt à gauche, ce sont les «objecteurs de conscience», les «irradiés», les «blessés» et les «suicidés». Remise en perspective à la lumière des témoignages oraux et d'archives jamais exploitées, l'examen du vécu du contingent pendant la guerre d'Algérie n'est pas dénué d'intérêt historiographique. Eclairage pertinent parmi d'autres, «l'étude de la réécriture de l'appel sous les drapeaux, tant pour les conscrits que pour les rappelés de 1955 et de 1956, prouve que le rejet de la guerre d'Algérie par la métropole a été bien plus précoce que ce que l'on croyait jusque-là». Temps fort de la nouvelle édition de «Soldats d'Algérie», Jean-Charles Jauffret pointe un focus poignant sur le «bagne de Tinfouchi». Derrière ces deux mots aux accents de titre d'un «film pénitentiaire» se cache «un des secrets les mieux gardés de la guerre d'Algérie». Implanté au cœur du sud-ouest algérien, quelque part entre l'ex-Colomb Béchar et Tindouf, le camp de Tinfouchi fait partie de la panoplie répressive de la France coloniale. C'est une «prison sans barreaux», un centre de détention à ciel ouvert destiné à l'incarcération des «cas disciplinaires» parmi les soldats du contingent. Ouvert en juin 1958 quelques semaines après le retour du général de Gaulle, le camp a fonctionné jusqu'à juin 1962, près de trois mois après la signature des accords d'Evian et la proclamation du cessez-le-feu. Pénitencier d'un genre inédit, lieu secret, le bagne de Tinfouchi n'a aucune existence officielle. Un seul document officiel en fait état : une lettre du ministre des Armées, Pierre Guillaumat, adressée au général Challe, commandant en chef des forces armées (françaises) en Algérie. Connu de la seule hiérarchie militaire, il signale l'existence du bagne à ciel ouvert sous le nom de «Compagnie disciplinaire d'Afrique du Nord». Rien dans les quatre mots qui puisse attirer l'attention et suggérer l'existence d'une prison en plein désert. Le bagne fait partie des «plus grands oublis de cette guerre d'Algérie qui n'en finit plus d'étonner par ses déviances en marge de la légalité républicaine», selon le propre récit de Jean-Charles Jauffret. Datée du novembre 1959, la lettre du général Challe précise avec une sémantique très policée la vocation disciplinaire assignée à Tinfouchi. «Il vous est loisible de diriger vers la compagnie spéciale d'Afrique du Nord, aussitôt intervenu l'avis du Conseil de discipline, ceux que l'intérêt supérieur de la discipline générale commande d'écarter rapidement de leur corps». Le bagne s'invite dans le débat politique un an pour jour après le retour du général de Gaulle au pouvoir. Le 13 mai 1959, Raymond Guyot, un sénateur communiste du Grand Paris - désigné à l'époque sous le nom préfectoral de la Seine, lève un coin du voile qui couvre l'existence du camp. Dans une question orale adressée au ministre des Armées, l'élu communiste se fait l'écho, en les amplifiant, de confessions d'appelés et de rappelés sur la réalité de Tinfouchi. Retrouvée par Jean-Charles Jauffret au détour de recherches, la lettre du général Challe fait partie d'une somme de matériaux exploités par ses soins. A défaut d'archives militaires et ministérielles, l'historien a interrogé des militaires incarcérés à la «prison sans barrières» et consulté de précieux fonds privés. Constituée, pour l'essentiel, de courriers et de photos, cette matière a permis à l'auteur de Soldats d'Algérie de découvrir la réalité du camp. Il en a déjà livré un aperçu dans le «dossier spécial» rédigé à chaud pour «Guerre d'Algérie magazine». Sous une température de 50 degrés le jour, glacial les nuits d'hiver, le camp est enclavé dans l'une des zones les plus désertiques de la planète. «Une telle amplitude thermique et l'isolement total au cœur des sables brûlants garantissent contre toute tentative d'évasion», note l'historien Jean-Charles Jauffret sur la foi des fonds privés. «Dans ce bagne au milieu du néant, la Ve République a connu ses lettres de cachet et l'embastillement arbitraire pour cinq politiques français». L'historien fait référence à cinq soldats du «non à la guerre d'Algérie». L'un d'eux, Lucien Fontenel – soldat du contingent d'obédience communiste – a séjourné à Tinfouchi pour avoir refusé de combattre en Algérie, dans une lettre adressée au général de Gaulle. Une fois incarcéré, le jeune appelé a envoyé à ses parents une lettre qui a échappé à la censure du courrier. Selon son récit macabre, les militaires chargés de Tinfouchi avait organisé, un jour, une sortie au-delà des limites administratives de la «compagnie disciplinaire d'Afrique du Nord». En réalité, le commandant du camp voulait attirer l'attention des fuyards potentiels sur les risques encourus. Quelque part, au-delà du bagne, les «soldats du non» tombent sur les corps de quelques camarades fuyards. Ils étaient cinq ou six «morts de soif et grillés par le soleil» pour les plus chanceux ou «déchiquetés par les hyènes et les chacals».
Salim Kettani (1)- Enseignant à l'école militaire de Saint-Cyr, professeur à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, J.C. Jauffret est l'auteur de nombreux livres sur le conflit. On lui doit, entre autres, «La guerre d'Algérie par les documents», «Militaires et guérilla en Algérie» et «Ces officiers qui ont dit non à la torture». (2) Jean-Charles Jauffret : «Soldats d'Algérie» 1954-1962 . Expériences contrastées des hommes du contingent. Editions Autrement, Paris. 400 pages. (3) Paul Aussarès : Services spéciaux. Algérie 1955-1957 : «Mon témoignage sur la torture.» Editions du Perrin.