De toutes ses «années de plage», Kader n'a pratiquement connu que Club-des-pins. Il habitait et habite toujours Chéraga et cette plage était comme qui dirait un choix arbitraire, avant de se transformer au fil du temps en tenace habitude. Ses premières trempettes de gamin, c'était pourtant à La Madrague que son défunt père affectionnait particulièrement, mais quand on habite Chéraga, on vole très tôt de ses propres ailes. A dix ans donc, Kader partait déjà avec les enfants du quartier passer de longues journées à partager entre de périlleuses baignades et d'interminables parties de foot au bord de l'eau. Il avait horreur de s'allonger sur le sable brûlant pour offrir son corps aux rayons du soleil mais il fallait bien bronzer. Sinon, il deviendrait la risée du quartier et plus tard à la rentrée scolaire, la curiosité des élèves de sa classe. Quand on habite Chéraga, il est interdit de se la ramener en septembre la peau blanche comme un cachet d'aspirine. A moins de supporter un statut de «cave» auquel Kader préférait la mort. Ses parents n'étaient ni riches ni pauvres, mais Kader allait se baigner à Club-des-Pins chaque été. Et parfois avant, quand la chaleur décide de se moquer du calendrier, ou quand la bande de joyeux lurons qu'il fréquentait a l'idée de faire un pied de nez à l'habitude. Le socialisme, d'Algérie et d'ailleurs, n'était pas un exemple de bonheur, il y avait les riches et les pauvres, le pays était sclérosé mais tout le monde pouvait piquer une tête à Club-des-Pins. Il se rappelle des gros sandwiches aux poivrons et aux œufs durs qu'il allait avaler avec ses copains dans un coin isolé de façon à échapper au regard d'estivants plus prospères mais il se rappelle aussi qu'avec eux, il partageait quand même le même sable et se faisait soulever par les mêmes vagues. Comme tous les enfants dont les parents ne sont ni riches ni pauvres, Kader a grandi. Un peu plus lentement que les pauvres et beaucoup moins rapidement que les riches. Il ne manque pas d'intelligence mais il a fait des études courtes au grand dam de son père qui a toujours cru que son rejeton était un génie qui pouvait aller très loin dans le savoir. Kader est «technicien supérieur», un diplôme qu'on pouvait préparer sans le bac et qui offrait l'avantage d'être tout de suite «opérationnel». On faisait son stage de fin d'étude dans une entreprise nationale, administrativement sommée de vous garder pour y travailler. Oui, le socialisme n'était pas un exemple de bonheur, mais on pouvait se baigner à Club-des-pins et avoir du boulot par injonction politique. Kader a travaillé sur un chantier pétrolier perdu entre In Amenas et Bordj Omar Driss. Il n'est toujours ni riche ni pauvre mais il est de ceux qui ne sont pas mécontents de leur parcours. Il y a une phrase qu'il aime particulièrement répéter : «J'ai bien gagné ma vie.» Un bon salaire qui lui a permis d'agrandir la petite maison familiale de façon à se faire un étage à lui tout seul, une charmante épouse, médecin, d'adorables enfants et une santé éclatante qui lui permet de «bricoler» maintenant qu'il a pris sa retraite. Cela fait longtemps que Kader n'a pas été à la plage en Algérie. Il ne sait pas si c'est vraiment le cas mais il répétait toujours la même chose à ses enfants qui le suppliaient de les accompagner : «Pourquoi, il reste des plages dans ce pays ?» Pourtant, quand Kader disait cela, il ne pensait jamais à la plage de son enfance, depuis longtemps inaccessible aux Algériens «normaux». Il devait même penser qu'au vu du niveau de savoir-vivre des gens qui la squattent, elle doit être encore plus pourrie que les autres ! Kader fait toujours trempette. A Tunis ou à Izmir. C'est souvent une semaine ou dix jours mais c'est suffisant pour lui, même si c'est trop court pour les enfants. «Une poignée d'abeilles vaut mieux qu'une ânée de mouches», est l'une de ses citations préférées. Jeudi passé, alors qu'il se prélassait sur son fauteuil en face de la télé, les enfants sont venus «lui parler». Concertation dans la cuisine, désignation de la petite dernière comme porte-parole, ton solennel et tout ce qui sied aux situations graves étaient de la partie. «Papa, demande à ton copain ministre de nous faire des cartes d'accès à Club-des-Pins !» Tel était le message exprimé par la petite dernière au nom de toute la «délégation». Quand les enfants ont regardé leur papa dans les yeux, ils ont tous compris la même chose : ils ne l'ont jamais vu aussi malheureux. Ils ont compris. «Pourtant, ils ne savent pas que dans une autre vie, mon copain ministre partageait avec moi les sandwiches aux poivrons et aux œufs durs.»