Il suffit de petites perturbations climatiques pour voir, en direct, des images saisissantes de la paupérisation de la société. Si vous habitez le quartier de Ben Omar, à Kouba, vous aurez de fortes chances d'y rencontrer un homme de 30-35 ans aller et venir pieds nus et trempé jusqu'aux os, sous une pluie battante. Simple d'esprit, SDF et sans ressources, il a toutes les chances de mourir d'hypothermie. Des cas pareils, il en existe un peu partout dans la capitale. A Bab El-Oued, Bab Djedid, Square Sofia, Square Port-Saïd, Belcourt, El-Harrach, Bab-Ezzouar ou ailleurs en Algérie, ils constituent une communauté d'environ 400.000 hommes, femmes et enfants. Ce chiffre, à la lumière des données sociologiques, est appelé à augmenter. Pour la seule ville d'Alger, six SDF (les sans domicile fixe, ndlr) sont déjà morts de froid et cinq autres à Béjaïa, Tizi Ouzou, Annaba, Oran et Jijel. La dernière victime est une vieille femme, SDF au quartier des Moudjahidine, à Jijel. Toujours à Jijel, dans le village de Sidi Maârouf, près d'El-Milia, plusieurs familles démunies ont failli être englouties par les fortes pluies, avant d'être secourues et recasées par les services locaux de la Protection civile. A Djelfa, où il a fait -4°, il y a deux jours, la solidarité sociale est insignifiante et les gens démunis - et ils sont des centaines à Aïn Chih, Zeriâ, Chaâwa et Bentiba - peuvent mourir sous les couches de neige, à petit feu. En petit tas. Ksar Chellala, Hassi Fdoul et Zmalat Emir Abdelkader, dans la wilaya de Tiaret, les démunis y sont nombreux et crèvent la dalle. Avant de crever. Ksar Chellala, une des plus anciennes daïras d'Algérie, subit le froid de plein fouet. A ce jour, tous les habitants n'ont pas bénéficié de raccordements en gaz de ville, et il faut faire des chaînes de deux à cinq heures pour acheter une ou deux bouteilles de propane. Les SDF sans ressources n'ont pas la chance de dormir, durant ces froides nuits de février, sur les chaudes bouches d'aération de restaurants, de hammams et de boulangeries comme leurs «collègues» d'Alger. Aussi, dorment-ils sous d'épaisses couches de couvertures élimées, de cartons, emmitouflés dans d'innombrables vêtements. A Alger, capitale et vitrine du pays, la tranche horaire de 20 à 22 heures est la plus propice pour constater de visu la misère sociale. Hommes, femmes, filles-mères, mères-enfants sont adossés aux murs des grandes artères du centre d'Alger, mangeant des tranches de pizzas froides à même le sol. Sous les ponts jouxtant la Pêcherie, les Halles, la gare routière, le Caroubier ou El-Harrach, ce sont surtout les hommes, les endurcis, qui sont les maîtres des lieux. Les fourgons du Croissant-Rouge algérien qui sillonnent les rues, la nuit tombée, font leur travail humainement. Parfois, les délégués du CRA arrivent à convaincre les SDF de partir avec eux aux centres d'accueils de Dely Ibrahim et Birkhadem. Mais, la plupart refusent. Il y en a même qui s'enfuient à la vue de ces importuns...Beaucoup de femmes s'expliquent ainsi : «Nous étions, avant, dans le centre d'accueil de Birkhadem, mais nous avons préféré partir.» Le refus de rester dans les centres est justifié par le viol physique que leur font subir certains agents, le manque d'égard ou le mépris affiché par les autres locataires, les plus anciens du centre. Femmes de 25-30 ans, avec ou sans enfants, hantent les nuits algéroises. Sales, enceintes, folles, elles n'échappent pas au viol. Par force ou par consentement. Pour une bouchée de pain, pour 100 dinars ou pour le plaisir de donner ce qui constitue déjà le dernier don de soi. C'est aussi le meilleur moyen de combattre le froid de la vie et des gens... Dans le tunnel du Caroubier (près de l'hippodrome), une femme d'un âge mûr est assise à côté d'une fille à peine sortie de l'enfance. Seize ou dix-sept ans au plus. La femme offre aux noctambules les charmes de la gamine pour 200 dinars. Le prix est négociable et peut «dégringoler» à 100 dinars. La gamine, c'est sa propre fille: «Son père est parti et le propriétaire de la maison que nous louions nous a mises à la porte. Nous n'avons personne chez qui aller et si vous trouvez ce qu'on fait pour survivre, indécent, donnez-nous de quoi vivre et où dormir.» Les SDF constituent une communauté forte et présente dans toutes les villes algériennes. Si la saison froide occulte leur nom-bre de plus en plus important, les premières embellies, les feront sortir en procession. En attendant, les plus faibles mourront pliés en trois ou recroquevillés sur eux-mêmes, les doigts crispés sur un rêve qu'ils ne réaliseront jamais...