Quand deux Algériens se disputent, tout le monde doit le savoir : cela commence par des anathèmes gentiment lancés à la gueule de l´adversaire, puis des noms d´oiseaux, les vociférations s´amplifient, un attroupement s´improvise et alors, le ton monte, les deux adversaires reculent pour mieux se sauter à la gorge... Heureusement, il y a des âmes charitables pour empêcher les deux forcenés de commettre l´irréparable, vu qu´ils n´avaient aucunement envie de se battre... Mais quand deux Kabyles négocient entre eux, c´est le mystère complet. C´est toujours dans des salles nouvellement crépies (les murs ont des oreilles quand ils sont vieux...) que cela se passe, à voix basse, dans la confidence. Surtout quand les deux protagonistes sont de vieux renards sur le retour qui ont longtemps exercé leurs nerfs sur les casse-tête des négociations âpres, ardues, où la virgule a autant d´importance qu´un chapitre tout entier d´un discours de baâthiste frappé d´un bégaiement convulsif à la suite d´une soudaine crise de foi... On peut aisément s´imaginer l´ambiance calfeutrée, presque intime, qui peut prévaloir à la communion de deux esprits retors, qui connaissent toutes les embûches de la syntaxe, les subtilités de la rhétorique et surtout l´emploi de l´imparfait du subjonctif qui est le révélateur type de la maîtrise de la langue de Molière. Après les séances exténuantes et rébarbatives qui ont mâché le travail le plus repoussant, celui qui ne nécessite guère l´intervention des maîtres d´oeuvre, voici venir l´heure fatidique du tête-à-tête où les deux complices vont se pencher sur les passages soulignés en rouge et suivis de points d´interrogation, un ou plusieurs points selon la difficulté de la divergence en question. Evidemment, les deux complices retirés dans un tête-à-tête discret, vont reprendre la lecture des passages qui ne posent aucun problème quant à leur interprétation. Le ton monocorde utilisé frise souvent l´ironie, et quand cela devient trop flagrant, les deux larrons échangent un rapide regard éloquent souligné par un léger sourire narquois qui se termine généralement par un toussotement faussement gêné. «Soyons sérieux!», disent-ils pour mieux se ressaisir afin d´aborder avec sérieux les problèmes en suspens. Quand ils butent sur une petite difficulté, ils émettent de concert un grognement gêné, l´un réajuste ses lunettes, lisse sa moustache tandis que l´autre se caresse la barbichette et fait mine d´enlever sa veste. Quand les esprits s´échauffent, ils se lèvent d´un mouvement synchrone et se dirigent vers le téléphone gris. Quand ils reviennent, ils sont rassurés. Ils peuvent tomber d´accord, trouver un compromis et passer à la ligne suivante. C´est la preuve qu´ils ont le même commanditaire.