Chaque année, c´est le même scénario : à la veille du mois de jeûne, je me fais toujours le serment de mener une conduite irréprochable et de respecter, dans l´esprit et dans la lettre, la pratique d´ascèse telle que l´observaient ces premiers croyants nomades qui vivaient frugalement la rupture du jeûne. D´abord, j´avais promis de proscrire toute viande grasse, toute volaille du menu vespéral et de me contenter, après quelques dattes arrosées de petit-lait frais, d´un couscous mesfouf agrémenté de fèves et de petits pois, le tout oint d´une délicieuse huile d´olive bien de chez nous et après cela, pour marquer le coup, me contenter d´une zalabia pour me souvenir qu´on est en plein mois de jeûne. Un petit café sera suffisant pour me sentir comme un pacha. Mais voilà, je ne vis pas seul et je ne vis pas dans un coin reculé du désert ou de la montagne. Dès que je mets le pied dehors, je suis agressé par les victuailles exposées sur les étals des bouchers, des épiciers ou des marchands de fruit. Et je ne peux résister à l´instinct grégaire qui me pousse irrésistiblement à rejoindre le troupeau des affamés qui dévalisent à tour de bras les boutiques surchargées : un gigot par-ci, un morceau de rosbif par-là, de la viande hachée, des pruneaux, des raisins secs, des abricots séchés, des amandes, des pommes, des poires et des scoubidous, des anchois salés, des olives vertes, noires et violettes, des cornichons, des câpres, une bonne laitue, tout ce qui donne l´eau à la bouche. Et j´arrive en fin de journée avec deux couffins pleins à craquer. Il m´arrive même de faire deux voyages. Et je ne parle pas des boissons gazeuses, des jus, des yaourts fruités. Le soir venu, après la première cuillerée de chorba, tout me semble vain. L´estomac asphyxié, je repousse du revers de la main les plats que mon épouse surmenée essaie de me faire goûter...Et le quinze du mois, je songe déjà à emprunter pour continuer mon marathon...Ce n´est pas tout, je m´étais promis d´aller prier le jour de l´Aïd dans la même mosquée que le président de la République et les membres du gouvernement, mais pour cela aussi, le problème du costume se pose. Comment me présenter devant les hautes autorités de l´Etat? Vais-je aller dans ma tenue de tous les jours, baskets, jean et pull ? Devrais-je arborer pour attirer l´attention des hauts responsables en mettant une gandoura blanche sur une chemise simple et aller coiffé d´une chéchia rouge ou blanche, enveloppé dans un burnous blanc, présenter mes voeux avec l´accent rocailleux de Béni Douala? Devrais-je me vêtir d´une djellaba marocaine pour m´attirer la sympathie de quelques-uns ou une chéchia tunisienne pour rappeler de bons souvenirs à d´autres? Un costume bleu shanghaï et un bonnet blanc à la benhadj paraîtrait déplacé de même qu´une tenue afghane. Un keffieh à la Palestine serait de mauvais goût au moment même où le corps d´Arafat vient tout juste d´être mis en terre : cela passerait pour de l´opportunisme! Un turban à la soudanaise ou à la targui passerait pour de l´extravagance. Je mettrais simplement un pantalon de toile et une simple veste pour aller saluer les élus de la Nation. Au moment d´embrasser le plus haut magistrat du pays, je ne lui demanderai pas une zakat conséquente pour le petit peuple qui a de la peine à joindre les deux bouts, ni à intervenir pour aplanir mes difficultés administratives et judiciaires ni à signer l´amnistie générale qui ne résoudra pas les problèmes de la nation. Je lui glisserai simplement une enveloppe avec ces quelques mots: clémence pour Mohammed Benchicou et Hafnaoui Goul ! Saha Aïdkoum!