Lounès avait cette habitude de «détourner» les chansons des maîtres qu´il admirait, comme El Anka, El Hasnaoui, Bouyazgaren, Dahmane El Harrachi. Mais il le faisait d´une manière, comment dire, qui n´était pas de la simple imitation, mais on sentait bien qu´il vivait jusqu´aux entrailles la mélodie qu´il interprétait, éprouvant un immense plaisir et en même temps il en souffrait, sans que l´esprit du maître soit trahi, loin s´en faut. Prenons l´exemple de la chanson de Cheikh Bouyazgaren «Atas kan ami mezran». Là où le maître dit : «Dors, les étoiles sont toujours là» Matoub reprend à sa manière «Ne dors les étoiles nous ont quittés». Il lui suffit de changer quelques mots, relancer l´intérêt de la chanson, avec bien sûr la richesse vocale qui est la sienne. Soyons clairs : Matoub ne déforme pas, ne déflore pas le projet poétique initial de la chanson, bien au contraire, il l´aborde avec un respect proche de la vénération. En même temps, il l´actualise et le contextualise. Ce qui fait que la chanson originale garde tout son cachet , pendant que l´interprétation de Matoub apparaît comme une recréation de l´oeuvre. Toute la délicatesse de l´artiste transparaît là : face à des monuments qui ont forgé sa sensibilité et son art, il ne se comporte pas en iconoclaste, en profanateur, mais en digne héritier d´une lignée de maîtres, dont il fait partie incontestablement. Lorsque Lounès parle des étoiles qui nous ont quittés, il fait bien sûr allusion aux artistes et aux intellectuels assassinés ou exilés. Ce qui fait que très souvent quand on écoute chanter Matoub Lounès, on pense immédiatement à l´oeuvre magnifique de Yechar Kamel, auteur turc qui décrit dans un style dit «naïf» mais si magistral dans son phrasé à la fois délicat et ample, ce personnage attachant qu´est Memed le Mince. C´est vrai, Lounès a quelque chose de Memed le Faucon, ce rebelle des montagnes anatoliennes qui est libre comme le vent. Les paysans révoltés par les impôts et les dîmes parlent de lui comme d´un mythe, quelqu´un qui reviendra les venger du despotisme, de la misère, des percepteurs des impôts, des armées féroces et voraces du féodal du coin. Dans cette Turquie qui est à cheval entre les Balkans et l´Asie mineure, entre la Méditerranée et la mer Noire, Memed porte en lui le sel marin et le souffle continental. Matoub Lounès n´aurait pas pu être ce qu´il est s´il n´était pas avant tout un écorché vif, l´enfant d´émigrés qui a vécu la rage de la séparation avec son père, à l´exemple de milliers de petits montagnards comme lui, et c´est la raison pour laquelle il les comprend et ils le comprennent. Le plus, chez lui, c´est cet instinct qui le fait d´emblée aller vers le «chaâbi» où il puise ses ressources, son inspiration, sans doute parce que le chaâbi a déjà fait la moitié du chemin en mixant l´andalou au chiir el malhoun, mélangeant les genres à la manière du jazz qui s´est développé dans les plantations de coton : le code de l´indigénat n´étant pas si différent de l´esclavagisme texan. Tous les apports sont bons : les sonorités, les mélodies, les confluences qui remontent du fin fond de l´Afrique, les swings rocailleux auxquels les instruments à corde vont si bien, parce qu´en Algérie aussi, même s´il n´y a pas de plantations de coton, les conditions de la colonisation ont entraîné le déracinement et les travaux saisonniers dans les fermes coloniales, l´exode, l´exil, l´errance, la dépossession, la déportation, la paupérisation qui va pousser aux révoltes et aux insurrections sporadiques, mais aussi les contes de grand-mère et les veillées au coin du feu, pendant que l´ombre du quinquet dessine sur les murs des tableaux fantasmagoriques. Matoub a pris tout ça avec un amour déterminé et exalté qui sait que cet héritage lui appartient, et qu´il lui est demandé de le faire sien et de le transmettre et c´est ainsi que des chefs-d´oeuvre des années cinquante reprennent soudain vie. Il le fait avec un naturel qui nous invite à continuer le petit bout de chemin qu´on a entamé avec lui. Parce que lui au moins, il sait comment lutter contre l´oubli et faire ressusciter les étoiles qui nous ont quittés, mais qui brillent toujours là-haut, dans le ciel.