L´amour de la patrie, pour qu´il soit complet, parfait, doit comporter, outre l´amour pour la société, la géographie de l´entité physique ainsi définie, mais aussi la prise en charge de la partie morale, non palpable qui est l´histoire de cette patrie. Et là, la tâche n´est pas facile quand on songe que toutes les pages de cette histoire ne sont pas toutes écrites, certaines sont floues, d´autres controversées car chacun, comme un personnage de Pirandello, apporte sa propre vérité qui est un sale mensonge pour l´autre, sans compter que certaines pages ont été écrites par les ennemis mêmes de cette chère patrie alors que d´autres pages ont été soigneusement déchirées et jetées dans les poubelles de l´oubli par les amis ou les parrains de cette même patrie. Il faut faire preuve d´une grande générosité et d´une très grande ouverture d´esprit, d´une tolérance grandeur maison pour assumer tout l´héritage historique de la patrie. Il faut que se constituent ainsi dans le cerveau du patriote, comme autant de couches géologiques, toutes les péripéties de l´aventure humaine qui constitue l´histoire de la patrie. La personnalité du patriote doit refléter tous les éléments constitutifs de cette histoire comme un patchwork qui colle à la peau, comme la tunique de Nessus, car quelquefois, il est douloureux d´assumer certaines errances. Ainsi, le patriote algérien peut facilement s´identifier à l´Ibéro-Maurésien qui a constitué les grandes escargotières de Tébessa et qui devrait vivre de chasse, de pêche et de cueillette dans un monde hostile et froid. C´était à l´époque de la grande glaciation quand son voisin du Tassili et du Hoggar chassait l´antilope tout en gravant sur les parois rocheuses son tableau de chasse. Il doit assumer aussi le passage obscur de ses pasteurs berbères qui adoraient tous les éléments de la nature, le soleil, la lune, le vent, les arbres isolés et ombrageux, les rochers aux formes bizarres, les grottes mystérieuses, les esprits qui hantent et qui gardent le village ou la maison. Il doit comprendre les gestes transmis de génération en génération qui consistent à déposer des offrandes dans ces temples anonymes ou à accrocher des rubans aux arbres comme des messages d´espérance ou de fidélité aux forces incompréhensibles alors, qui traversent l´espace. Il doit aussi assumer les défaites devant les peuples venus du Nord ou de l´Orient, avec leurs civilisations, leurs langues et leurs religions et s´incliner devant toutes les décisions politiques prises, alors, dans des circonstances et selon une optique différentes de la perception que l´on a des événements aujourd´hui. Doit-on vraiment soutenir Jugurtha qui s´est désespérément opposé à l´impérialisme romain contre un Massinissa qui a préféré le rationalisme latin au voisinage désordonné d´une cité phénicienne dont le luxe insultant est une humiliation quotidienne pour un peuple composé essentiellement de paysans et de pâtres ascètes? Ne doit-on voir dans cette charge décisive de la cavalerie numide qu´une fantasia à la gloire et à la beauté d´une princesse? Le patriote aura assimilé toutes ces péripéties, romantiques, rocambolesques, pitoyables ou dérisoires de ces personnages qui ont brillé différemment d´Apulée de Madaure jusqu´à Yasmina Khadra de St-Augustin jusqu´à Ibn Badis, des circoncellions jusqu´aux combattants de l´Emir Abd El-Kader ou Lalla Fathma N´soumer, de Takfarinas jusqu´à Bouamama, le patriote doit s´identifier à tous les héros originaux dont l´histoire est tapissée de copies. Messali ou Ferhat Abbas, Abane Ramdane ou Boussouf, Amirouche ou Kafi, Boumediène ou Boudiaf, pour ne pas parler que des disparus, cette galerie de personnages doit habiter sans cesse l´esprit du patriote. Il doit résister à l´envie d´aller chercher des ancêtres chez les mangeurs de lézards de l´Orient, chez les chasseurs de sangliers du Nord, chez les bâtisseurs de temples et d´arcs de triomphe d´en face où chez les corsaires d´hier: son passé, son présent et son avenir sont ici!