Il y a des images qui restent imprimées dans la tête des années durant tant elles recèlent une intensité dramatique. C´était au temps béni du faux plein-emploi, quand tous les Algériens étaient des faux frères et quand tout un chacun espérait (et arrivait à) décrocher un petit emploi dans n´importe quelle «Sona...». En ce temps-là, les revendeurs étaient tellement rares...Il y avait bien ceux qui revendaient les plaquettes d´oeufs achetées au Souk El Fellah où il fallait faire une chaîne d´une heure ou bien bénéficier de l´information secrète de leur arrivée...Certaines personnes âgées trouvaient, à cette occasion, le moyen d´arrondir leurs fins de mois. Pour d´autres, c´était un véritable commerce, une industrie. Mais il y avait des individus qui ne bénéficiaient d´aucune retraite et qui, pour survivre et même pour justifier leur existence ici-bas, vendaient des petits objets usuels: ils les éparpillaient sur un journal étendu à même le sol et attendaient patiemment que le passant attiré par cet assemblage hétéroclite, veuille bien se baisser et examiner l´utilité d´une pièce mystérieuse. Il y avait là, pêle-mêle, des rondelles en caoutchouc, en métal, en bakélite, des vis, des chaînettes rouillées, des poignées de porte, des lames de rasoir, un blaireau, des pièces de métal mystérieuses dont seul un professionnel peut en déterminer l´utilité... Les propriétaires de ces pauvres trésors épars sur le sol étaient en général des personnes d´un certain âge et leur apparence extérieure les rangeait dans la frange la plus défavorisée de la population. Ils étaient pauvres mais pas encore vagabonds. Ils auraient pu être colporteurs à une autre époque, mais voilà, l´automobile a tué cette profession. Ils tenaient boutique, si on ose s´exprimer ainsi, dans des ruelles très passantes comme, par exemple, le chemin qui passe derrière l´hôpital Mustapha-Bacha. C´était en général dans des endroits où le vendeur pouvait se prémunir d´une descente de police. Dès que la première casquette pointait à l´horizon, il ramassait sa misère, la mettait dans un vieux couffin ou un vieux sac et faisait mine de marcher...Quand il se faisait surprendre par l´arrivée très rapide de la police c´était en général quand il avait le regard fixé sur la carte que dessinait ses objets disposés par terre, un doigt sur la tempe, il devait penser à toute sa jeunesse gaspillée dans des petits boulots. Quand il était jeune, la retraite lui semblait tellement lointaine. La vieillesse, il ne l´avait perçue que quand il se voyait refuser un boulot dans les nombreux chantiers qui s´ouvraient ici et là. Le contremaître avec un regard éloquent lui jetait sèchement: «On n´embauche pas». Perdu dans ses souvenirs, il revenait à la réalité brutalement par une voix qui le sommait de déguerpir. Il n´aurait plus qu´à ramasser ses pauvres clous et à filer. Un jour, les policiers étaient moins gentils que d´habitude, ils lui intimèrent simplement l´ordre de les suivre au commissariat, le vieil homme se frappa les joues des deux mains et marmonna quelque chose d´incompréhensible. Il mit la main à la poche et sortit un petit couteau. Il s´en porta un coup à la gorge dans un geste de désespoir. Les policiers le maîtrisèrent facilement et le traînèrent jusqu´à l´hôpital où il reçut des soins.