Une fois de plus, mon ami Hassan (Doss pour les intimes) m´a sérieusement sermonné: il m´a reproché mon attitude intransigeante et mon éternelle critique au régime actuel. Je lui ai répliqué vertement qu´au lieu de faire quotidiennement des revues de presse à son seul usage, il devrait s´engager dans un de ces services de censure où l´on attend chaque matin le journaliste, le chroniqueur, l´éditorialiste, les ciseaux ou une convocation à la main...Ce n´est pas de ma faute. Je suis ainsi fait. Tu te souviens de l´anecdote fameuse du scorpion et du crapaud: le scorpion a demandé au crapaud de lui faire traverser un cours d´eau, et le batracien a refusé, redoutant la nature agressive de l´arachnide. Le scorpion l´a assuré qu´il ne se risquerait pas à le piquer puisque sa propre survie dépendait de lui. Le scorpion monta sur le dos du crapaud qui commença à nager avec la peur au ventre. Arrivés au milieu du gué, le scorpion, ne pouvant plus se retenir, piqua le batracien qui, dans un dernier soupir, exhala: «Je te l´avais bien dit!» Tous deux moururent dans le ruisseau. La nature du scorpion avait pris le dessus sur la raison. Ainsi, comme tu me vois, cher Hassan, comment puis-je applaudir à tout ce qui se passe ici depuis si longtemps? Tu te souviens, toi qui as lu tant de livres, des Carnets du major Thompson de Pierre Davinos, ce livre qui exaltait l´entente cordiale entre la France et l´Angleterre, malgré les différences de mentalités. Au début de l´essai (plein d´humour fin comme tu aimes), il y avait une coupe du cerveau du major, comme au scanner, si le scanner avait existé dans les années 50. Et bien si tu fais une coupe de mon cerveau, tu comprendrais vite que je ne suis qu´un Algérien moyen, s´il en existe encore, puisque la classe moyenne a commencé à disparaître dès les années 80, avec l´arrivée du capitalisme sauvage et des cannibales. Tu trouverais une couche importante à la base, celle de l´ère primaire et de l´antécambrien, composée de données héréditaires qui résument 3000 ans d´histoire, des fresques du Tassili jusqu´à la bataille de Zama. Ensuite, tu trouveras une couche mince, alors très mince, de diverses strates ou Phéniciens, Carthaginois, Romains, Byzantins se bousculent. Enfin, tu trouveras le noyau où réside l´apport arabe avec ses certitudes, ses brillances et ses parties obscures. A la surface, tu auras l´époque coloniale, avec ses cratères, ses stigmates et des étincelles placées par l´enseignement des siècles des Lumières, de la 3e République laïque et insensible à la souffrance humaine des indigènes. Et enfin, un vernis qui résumera les quatre décennies de désillusions qui ont suivi la liberté retrouvée. Les promesses non tenues, les répressions sournoises, la gestion à la une des affaires publiques, le régionalisme, le sectarisme, la censure bête et méchante, l´insularisation du pays et puis les pénuries...As-tu songé à compter le nombre de pénuries qu´a subies le peuple sans tenir compte de celle des informations: les piles, les oignons, le savon, le sucre, le café, l´insuline, le fil chirurgical, les pièces détachées au prix Sonacome, la raréfaction de l´eau, les baisses de tension, les interdictions de marches de protestation...Et pendant ce temps-là, il y a des gens qui vivent comme des Américains. Ton pouvoir d´achat qui fait le chemin inverse du prix du baril! Ah, j´ai oublié l´apothéose, le bouquet final: la pénurie du lait qu´on vient de nous parachuter à quelques semaines des élections. Il y a des gens qui se préparent déjà un siège à l´APN et une résidence au Club des Pins comme si de rien n´était. Et tout cela dans le silence assourdissant des syndicats, des partis, des ligues, des cliques, des meutes...