Si Boudjemaâ ne put contenir son émotion en revoyant les vieilles grilles protégeant la vieille entreprise où il avait passé plus de la moitié de sa vie. La grille elle-même avait changé: elle comportait des fleurs de lys dorées à leur bout supérieur. Quant à l´entrée, elle était digne de celles des grands hôtels touristiques des paradis fiscaux antillais. Une imposante marquise jetait une ombre salutaire aux cadres dont les véhicules devaient être inspectés: la sécurité primait puisque des chicanes mobiles, à pression hydraulique, étaient là pour dissuader les gens malintentionnés. Bref, le dernier directeur avait fait des frais. Quand Si Boudjemaâ parvint au guichet de la réception, trois agents le reçurent aimablement. Quand il déclina sa qualité de retraité, les agents (de nouvelles recrues qu´il ne connaissait guère) se firent plus aimables et lui évitèrent ainsi la salle d´attente où quelques personnes s´ennuyaient déjà. Si Boudjemaâ fut invité à soumettre son cartable au scanner et il dut passer devant le portail électronique installé à l´entrée: un équipement superflu selon l´avis même des nombreux travailleurs. Si Boudjemaâ déboucha dans la cour ensoleillée encombrée par de nombreux véhicules appartenant aux cadres supérieurs: les autres devaient se débrouiller pour trouver un stationnement dans les environs. Le vieux retraité revit se profiler devant lui le bâtiment où il avait passé toute sa jeunesse: trente-trois années moins un jour, se plaisait-il à préciser avec un certain orgueil, bien que durant sa vie active, il avait honte d´avouer qu´il travaillait dans cette entreprise dont la production avait décliné au fil des ans, au fur et à mesure que l´on s´éloignait de l´Indépendance. Trente ans après, elle symbolisait même la caricature du système. Mais Si Boudjemaâ aimait quand même cette entreprise à cause des liens qu´il avait tissés avec des collègues venus de tous les horizons. Et cela comptait. Il s´aperçut que tout avait changé. Comme la plupart des gestionnaires du pays, les décideurs de l´entreprise se sont efforcés d´améliorer l´image extérieure, la façade de l´entreprise: la réception, construite comme un petit donjon, s´élevait là même où il y avait, comme une plaie béante et noire, un garage qui servait de parc automobile. Ouvert à tous vents, les travailleurs devaient y attendre leur transport dans des conditions d´inconfort extrême. Le fameux garage avait même servi à abriter des réunions syndicales quand la direction générale refusait de mettre la cantine à la disposition des travailleurs, et les travailleurs les plus convaincus assistaient debout à la harangue de leurs tribuns. C´est en souriant que Si Boudjemaâ évoqua tous les visages familiers que ce lieu a vu défiler au fil des ans. C´étaient des visages austères qui tranchaient avec les mines pouponnes des jeunes employés qui rentraient maintenant d´une façon nonchalante. Si Boudjemaâ remarqua qu´il y avait plus de femmes que d´hommes et il conclut que, comme partout ailleurs, on privilégiait le recrutement des représentantes du beau sexe aux dépens de la gent masculine. Le travail féminin était plus efficace, plus sérieux et l´image de l´entreprise s´en trouvait améliorée. Enfin! Si Boudjemaâ poussa un soupir de soulagement en voyant arriver vers lui un «jeune» employé. Enfin, un plus jeune que lui, celui-là même qui l´avait aidé à faire son dossier de retraite, quand Si Boudjemaâ était lassé de voir toujours de nouveaux responsables parachutés d´on ne sait où, venir s´installer aux postes de commandes, bénéficier des petits privilèges liés aux postes, avant d´être marginalisés à leur tour par de nouveaux coéquipiers. C´était ainsi. C´était un incessant carrousel de responsables. Et les travailleurs de base, ceux qui faisaient tourner la roue de la fortune des autres, c´étaient des gens comme Si Boudjemaâ et cet employé des ressources humaines: autrefois, on disait «service du personnel». Même le langage a changé.