«Quand j´entends le mot revolver, je sors ma culture!» Francis Blanche Madame Jourdain est inquiète ce matin: toute la maisonnée est silencieuse. Elle qui avait l´habitude d´entendre son vieux mari crier pour un rien, était surprise par le calme qui régnait par cette chaude matinée de mai. Il faut dire que depuis qu´il a pris sa retraite, les tendres liens qui unissaient les deux vieux époux s´étaient un peu effilochés: M.Jourdain, devenu oisif, était partout à la fois. Au jardin où il commençait un travail qu´il ne finissait jamais: après deux coups de pioche, il gémissait et il allait se réfugier dans son salon pour reposer ses reins endoloris. Mais ce matin, il n´était ni au jardin ni au salon. Madame Jourdain, inquiète, poussa avec mille précautions la porte grinçante du bureau de son mari. Elle le trouva, affalé sur son bureau, la tête entre les mains, en train de marmonner: «Ce n´est pas possible! Ce n´est pas possible.» «Qu´y a-t-il, mon bon ami? Tu as encore tes maux de tête? Tu veux une tisane?» «Nous l´avons, Madame, en dormant, échappé belle», déclara- t-il avec l´air de quelqu´un qui revient de loin ou qui a échappé à une terrible catastrophe. Il brandissait un journal chiffonné. «Regardez, ma douce amie, ce que l´on raconte dans cette gazette à deux sous: on va fermer la librairie des Beaux-Arts!» Fermer une librairie est aussi criminel que brûler un temple. C´est un temple du savoir! C´est un pan important de l´Histoire du livre dans notre capitale! Vous vous rendez compte! Fermer une librairie aussi réputée, c´est porter à tous les souvenirs qui s´y rattachent. Vous vous souvenez peut-être, mais à l´époque, vous, vous aviez encore la tête dans vos dentelles ou dans vos casseroles, à l´époque où l´importation de livres était sérieusement contingentée, quand la censure du parti unique était dictatoriale et la production nationale indigente, son gérant, M.Vincent prenait des commandes individuelles et faisait venir de France et de Navarre les livres introuvables sur le marché officiel. Tout cela pour l´amour de la culture. Mieux que cela, Monsieur Vincent exposait les jeunes peintres et animait ainsi la vie culturelle vacillante qui prévalait dans la ville. «Qui c´est Monsieur Vincent?» En tout cas, pas un marchand de tissus, sinon tu l´aurais connu. C´était le gérant de la librairie, qui a été assassiné par les terroristes intégristes en 94. Et depuis, quelque chose, une folle rumeur a parcouru les salons algérois: la transformation de ce temple de la culture en fast-food. C´est comme si cela ne suffisait pas avec des cinémas transformés en gargotes ou en salles des fêtes. C´est un sort qu´a failli connaître la Librairie Dominique quand une institution financière a voulu récupérer le local. Heureusement que la mobilisation des intellectuels a sauvé cet îlot de culture. Et aujourd´hui, je suis soulagé d´apprendre que la librairie des Beaux-Arts ne sera pas fermée. Mais c´est un sombre présage! D´abord, on interdit des livres, on contingente les importations et enfin on ferme des librairies. On revit en soft les célèbres autodafés de Lisbonne ou de Berlin où les livres des auteurs condamnés par l´Eglise ou le régime fasciste ont été brûlés sur les places publiques. Cela a inspiré Ray Bradbury qui en a écrit une nouvelle: Farenheit 451 (température à laquelle brûlent les livres). François Truffaut en a fait un film. Tout cela pour dire que les livres deviennent dangereux pour ceux qui refusent le débat d´idées. Il a fallu deux générations de Ptolémées pour constituer la grande bibliothèque d´Alexandrie et il n´a suffi que de quelques heures pour les soldatesques romaines et arabes pour la réduire en cendres.