Si Boudjemaâ a presque passé la demi-journée à faire le tour des bureaux et des ateliers de «son» entreprise. Il commençait toujours à pointer son nez timidement, à travers l´entrebâillement de la porte, à explorer toute la profondeur de champ de l´espace, avant d´oser entrer: il ne le faisait que s´il lui arrivait de reconnaître quelqu´un ou bien si quelqu´un de très jeune ne s´exclame en levant les bras au ciel et en criant: «Si Boudjemaâ! Y a si longtemps!...». Alors le vieux retraité essayait de replacer le jeune homme ou la jeune femme dans le fouillis de ses souvenirs. Par contre, il lui est arrivé de pousser la porte d´une salle de réunion où il n´y avait que des visages inconnus: de très jeunes hommes et des jeunes filles dont la majorité portait le hidjab. Et là aussi, Si Boudjemaâ eut un pincement au coeur: il ne s´était jamais habitué à voir ce costume! Il s´était vite retiré en s´excusant et en bredouillant. Il pensait tout bas qu´il aurait mieux fait de visiter un cimetière: il y connaissait sûrement plus de monde. Ce n´était simplement que l´arrivée d´une nouvelle génération qui le contrariait et qui lui faisait regretter une jeunesse trop vite passée: le nouvel aménagement de bureaux entièrement refaits à neuf, les équipements ultramodernes le renvoyaient à l´époque sordide des couloirs sombres, des bureaux mal chauffés et des machines qui faisaient un bruit infernal. Elles dataient en grande partie de la guerre de Libération et Si Boudjemaâ et ses collègues les faisaient tourner avec les moyens du bord. C´était du rafistolage tant la pièce de rechange était rare, sinon inexistante. D´ailleurs, quand par hasard, un visiteur étranger mettait les pieds dans les ateliers, il ouvrait toujours de grands yeux ébahis: «Quoi? Vous utilisez toujours ces machines? Nous, il y a belle lurette que nous les avons mises au clou!» Si Boudjemaâ avait l´impression d´avoir vécu à l´époque du film noir et blanc et que maintenant, les gens vivaient dans celle de la couleur. Il se sentait dépassé et dépaysé: tous les bureaux étaient équipés d´un ordinateur, d´une imprimante et d´une photocopieuse. Les agents avaient accès à Internet sans problème alors qu´à la veille de prendre sa retraite, c´était quelque chose de tout à fait nouveau et peu de gens maîtrisaient l´informatique. Mais ce qui étonnait le plus Si Boudjemaâ, c´était la densité des employés au mètre carré: le nombre de travailleurs a dû être multiplié par trois ou quatre. Là où ils étaient une dizaine de personnes à faire marcher le service, il y avait maintenant un bataillon d´agents qui entraient et sortaient des bureaux, s´interpellant dans ce long couloir bien éclairé qui, jadis, était silencieux et sinistre. D´autres temps, d´autres moeurs! Mais ce qui avait le plus frappé Si Boudjemaâ, c´était ce phénomène propre à tant d´entreprises: la plupart des jeunes employés étaient des enfants de gens partis en retraite. L´entreprise devenait ainsi une espèce d´héritage familial et les hiérarchies étaient toujours scrupuleusement respectées.