Si Boudjemaâ s´est toujours nourri à la chanson. Il s´en est abreuvé à tel point qu´il aurait pu écrire sa biographie rien qu´avec les couplets que sa mémoire a récoltés ici et là. Attention, il ne s´agit pas de n´importe quelles chansons! Si Boudjemaâ a horreur des chansons à la mode, celles que fredonne le populo pendant quelques jours ou quelques mois quand elles sont en haut du hit-parade, avant de les jeter dans les cendres de l´oubli comme des accessoires usagés. Non, Si Boudjemaâ aime tout d´abord les chansons à texte, celles dont les paroles ont une profonde signification ou bien celles qui sont portées par les ailes d´une poésie inclassable. Il aime aussi les vieilles chansons dont les paroles naïves lui rappellent les veillées au coin du feu quand les grands-mères racontaient des histoires à dormir debout à leurs petits-enfants et qu´elles terminaient toujours par un refrain plein de douceur... La nostalgie enlève tous les défauts à ces rengaines faites pour apaiser les âmes simples. C´est ainsi qu´il arrive à Si Boudjemaâ de se remettre, involontairement en mémoire, une chanson du temps passé: qu´elle soit en français, en kabyle, en arabe ou en anglais, (Si Boudjemaâ est ouvert à toutes ces langues sans distinction), elle permet au vieil homme de faire sans frais et sans emprunter la terrible machine de H.G. Wells de faire un voyage dans le temps, revisitant ainsi les lieux qui ont bien changé à présent, de revoir des visages qui ont disparu ou de réentendre l´écho lointain des «voix chères qui se sont tues». C´est ainsi qu´au lever du jour, alors que des nuages commençaient à s´amonceler dans le ciel obscur, la voix claire de Marcel Amont était venue apporter un peu de ciel bleu et d´optimisme dans l´air maussade du matin: «Quand j´ai besoin de vacances, je m´embarque dans tes yeux bleus...». Si Boudjemaâ sourit à cette évocation de la fin des années cinquante quand il n´était qu´un jeune adolescent...Mon Dieu, que le temps passe vite! Maintenant qu´il n´avait plus droit aux vacances, puisque sa vie n´était plus qu´un long fleuve tranquille et mortellement plat, sans loisirs, sans surprises, sans joies, sans... Maintenant, quand Si Boudjemaâ a besoin de sortir un peu, de se refaire les idées, il saisit la moindre occasion pour se rendre dans son petit village natal. Il dit toujours «petit» bien que ce soit devenu une grosse agglomération qui a poussé dans toutes les directions, grignotant au fil des ans l´écrin vert qui avait fait son charme et son originalité. Si Boudjemaâ y pense souvent avec la même tristesse: pourquoi les gens ont-ils besoin de construire toujours plus grand que ce dont ils ont besoin et pourquoi ne respectent-ils pas les anciennes formes d´architecture? jadis, chaque ville, chaque quartier ou chaque village avait une âme, une «personnalité», si l´on ose s´exprimer ainsi. Cette identité était due en général à l´architecture, au plan de masse des constructions qui obéissaient soit à la politique d´aménagement de l´espace urbain, soit à la tradition en cours quand il s´agit de villages perdus dans la montagne. Chaque entité s´enorgueillit de sa particularité: un monument, une fontaine, un site imprenable, un panorama unique qui font faire des détours aux touristes en mal de pittoresque. Les maisons ne sont plus que des amas de béton qui se chevauchent, ne créant que laideur et uniformité. Le village perd son originalité en même temps qu´il a perdu ses toits aux tuiles romaines sur lesquelles pousse de la mousse ou ses tuiles anglaises au rouge vif d´où pendent les glaçons, quand les saisons existaient encore, quand l´hiver était rude, le printemps doux, l´été insupportable et l´automne apaisant. Maintenant, on a toujours l´impression du déjà-vu quelque part, quel que soit l´angle selon lequel on voit le village: l´école a perdu son immense jardin, ses ruches et son verger, et du préfabriqué pousse à la place et le minaret de la mosquée ressemble à n´importe quel autre minaret: seule la fontaine cachée sous un talus garde encore son originalité.