Ce n´est qu´en prenant de l´âge qu´on commence petit à petit à comprendre. L´adage «Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait» est là pour confirmer ces propos. Il y a plus de trois décennies de cela, un ancien camarade de lycée avait eu le bonheur (ou le malheur) de faire un stage de perfectionnement en informatique aux Etats-Unis. C´était au temps où les ordinateurs avaient la taille de grandes armoires...Mon camarade était revenu émerveillé de son court séjour (9 mois!) au pays du capitalisme triomphant. Il chantait les louanges de ce système, l´organisation impeccable et le civisme de ses citoyens. Le résultat fut, que quelques mois plus tard, mon ancien camarade arpentait pitoyablement les rues d´Alger, déboussolé. Il mourut peu après victime d´une crise cardiaque sur le seuil d´une porte. La plupart de ceux qui le connaissaient avaient diagnostiqué «un choc des civilisations». Il n´avait pas pu supporter une réadaptation sur le sol natal. Longtemps, j´avais médité cette mort, somme toute, prématurée. Et longtemps, j´avais conclu que notre pays n´avait pas un siècle de retard sur les pays technologiquement avancés, mais des siècles...Cela se confirme chaque jour un peu plus dans mon cerveau. Tenez, par exemple, samedi dernier j´avais suivi sur la chaîne allemande ZDF, un concert de musique donné en plein air par un orchestre dirigé par un brillant violoniste. De taille moyenne, une longue chevelure, ce maestro avait le ton de mêler les talents de violoniste, de chef d´orchestre et d´animateur hors pair. Ce n´était pas la première fois que j´avais l´occasion d´assister à une de ses brillantes performances qui vous laissent en mémoire un indélébile souvenir. Et le bonhomme devait même s´exprimer quelquefois en patois, puisque certaines de ses sorties étaient sous-titrées en allemand. Mais ce concert avait quelque chose de particulier: il se tenait sur une immense place publique à l´ombre du beffroi d´une église et devant un parterre de milliers de mélomanes assis sagement sur des chaises, écoutant religieusement les morceaux classiques ou modernes. Sur les côtés, les gens étaient attablés devant des flûtes de vin blanc du Rhin et levaient leurs verres à la fin de chaque prestation. Il y avait des gens de tout âge, des cheveux gris, des cheveux blancs, des cheveux blonds, des chauves, des matrones bien portantes respirant la joie de vivre. Et les morceaux exécutés par un orchestre abrité sous un portique grec étaient variés: des morceaux classiques que seuls les gens imbus de culture pouvaient identifier, des morceaux de musique moderne (Michael Jackson, musique du film Ben-Hur ou du Pont de la Rivière Kwaï), L´Hymne à la joie de Beethoven, les valses célèbres comme Le Beau Danube bleu, Princesse Csardas et Légendes de la Forêt viennoise entraînaient les estivants dans des balancements sans fin. Des femmes d´un certain âge écrasaient des larmes au coin de l´oeil tandis que d´autres s´étreignaient doucement: la musique devait leur rappeler sans doute un souvenir familial émouvant. Des époux appuyés l´un contre l´autre, les yeux fermés, suivaient l´incitation au voyage proposé par le chef d´orchestre. Cependant, dans tout ce spectacle où «ordre et beauté, luxe, calme et volupté» se conjuguaient, la caméra eut l´indiscrétion de saisir le fugitif baiser entre deux époux. Tout cela sans qu´ils aient à brandir leur livret de famille. Il faut préciser que le bourgmestre de cette charmante petite ville, élégant sexagénaire sans embonpoint, avait été chaleureusement remercié par le chef d´orchestre: enfin un maire qui ne pense pas qu´à distribuer des assiettes de terrain!