Pendant onze mois, notre cité est morose: les gens vaquent à leurs affaires sans entrain, sans enthousiasme. Les journées s´écoulent doucement dans un doux ronron qui fait les pas lents et les gestes mesurés: on sort, on fait ses courses ou on va au travail, on fait sa partie de dominos puis on rentre à la maison. C´est presque une histoire sans fin si parmi le cercle des retraités qui se retrouvent là, sous le grand acacia, il n´y avait, de temps à autre, une absence remarquée, une alerte, car à cet âge-là, tout est possible... mais pendant le mois de Ramadhan, la rue principale, écrasée toute la journée par un soleil ardent, est envahie par une foule nombreuse qui déambule sans fin sur le trottoir encombré de marchandises de toutes sortes. Comme disait Si Ouali, un des anciens émigrés qui forment le cercle restreint des nostalgiques de la «belle époque», celle où ils étaient «là-bas»: «Si quelqu´un n´a pas réussi à vendre une chose, il n´a qu´à la sortir pendant le Ramadhan, et elle se vendra sûrement. Les gens achètent tout.» Ils dévorent des yeux les promesses de festin qui s´étalent sur les trottoirs: les vendeurs d´herbes aromatiques, les vendeurs de fruits exposent aux passants affamés les grappes de raisin dattier, des tas de bouteilles de jus de toutes marques avoisinent deux cageots de figues qui ont perdu leur fraîcheur, des camionnettes de melons et de pastèques sont garées à côté d´une petite voiture qui offre aux ventres vides des «zalabia de Boufarik» ou des «kalbelouze» assaillis par des abeilles obstinées. Sur des étals de fortune sont posés des régimes de dattes noircies par un trop long séjour dans les chambres frigorifiques. Des enfants proposent des «dioul» et de «qtayef» enveloppés dans du plastique. Certains adolescents osent même vanter à la cantonade des «mhadjeb» tout chauds. Et les gens achètent: les mains disparaissent dans les poches et les liasses de billets changent de titulaires dans une ambiance saturée par les coups de klaxon. L´embouteillage commence à prendre de l´ampleur et les conducteurs s´énervent. Mais rien ne vient secouer la torpeur des chalands qui, les mains chargées de pain, de «cherbet» en sachet, errent d´étal en étal comme de véritables zombies. Ce n´est pas le cas de ces vieux retraités qui ont fait très tôt leurs courses et se retrouvent, sereins, en cette fin de journée, pour discuter ou pour échanger de vieux souvenirs. Un camion-citerne de l´Edeval passe et les agents de la voirie se mettent à arroser des arbres assoiffés dont certains ont perdu toutes leurs feuilles: seul un miracle les ferait reverdir. Cela suscite des commentaires de la part des vieux qui, dans leur jeunesse, ont tous travaillé aux champs. Si Ouali se vante même d´avoir dirigé des paires de boeufs de labour. Il connaît d´ailleurs toutes les formules pour mener à bien cette rude tâche sur les terrains accidentés de son village natal. Il reproduit d´ailleurs avec fougue et avec plaisir les intonations qu´on n´entend plus depuis que les motoculteurs ont pris la place des boeufs. Et Si Ouali de déplorer la cherté des prix des fruits et légumes conséquente à l´abandon de l´agriculture par les jeunes et par la perte des vieilles valeurs si chères à sa génération. La foule immense qui déambule au coeur de cette cité est le produit de l´exode rural qui a conduit la jeunesse à s´entasser dans les villes. D´ailleurs, la désolation s´accentue sur les visages marqués par le temps et l´exil quand, au moment de se quitter, ils voient de jeunes drogués, notoirement connus, venir prendre leur place sous le grand acacia: au premier chant du muezzin ils rouleront, comme d´habitude, leur premier joint.