C´est toujours avec un serrement de coeur que Si Boudjemaâ quitte son nid douillet où il se sent en sécurité, pour prendre le chemin de son village natal. C´est une décision qu´il remet sans cesse de jour en jour, trouvant tous les prétextes possibles pour ne pas sortir de ses pantoufles: un jour, c´est la fatigue qui l´empêche de se lever aux aurores, un jour, c´est la pluie qui risque de rendre la route plus longue et plus aléatoire...Toute excuse est bonne pour ne pas sortir du train-train habituel auquel le retraité est astreint. Mais quand les circonstances exigent impérativement son déplacement, il n´a d´autre choix que de se plier aux dures obligations que lui impose son rôle de chef de famille. Un mariage d´un fils ou d´une fille de la famille, l´enterrement d´un proche ou la délivrance d´extraits de naissance originaux pour la constitution de dossiers administratifs de ses enfants, le poussent à refaire le chemin inverse de l´exode rural. Quand il était encore très à l´aise sur ses fémurs, il prenait le car du Bastion d´Alger jusqu´à la petite place où il avait tant joué durant sa tendre enfance. Ce n´était pas une partie de plaisir, car le voyage était long et pénible. Le car, poussif, devait s´arrêter à toutes les petites agglomérations qui jalonnent le trajet. Des voyageurs descendaient, d´autres montaient, les bagages suivaient leurs propriétaires et la voix du receveur annonçant les étapes successives, résonne encore à son oreille. C´est ainsi que, tout petit, il avait appris tous les noms des villages que traversait cette route étroite et sinueuse, tantôt plate, abrupte ou déclinante, mais toujours tortueuse. Cela avait toujours titillé son esprit: dans la plaine, les noms étaient souvent français mais dans la montagne, ils redevenaient berbères. Si Boudjemaâ souriait toujours quand il entendait un de ses enseignants prononcer un toponyme avec des sons qui écorchent la gorge, comme les mêmes enseignants s´efforçaient de rendre par leurs élèves les noms plus doux à leurs oreilles. C´était une partie qui n´était jamais gagnée. Quand il était jeune, Si Boudjemaâ n´avait jamais saisi la cause de cette dualité en toponymie bien qu´il avait compris depuis qu´il a ouvert les yeux sur le monde, que les Français étaient français et les Kabyles des Kabyles. Un fossé invisible les séparait: d´abord celui de la langue, ensuite celui du costume, enfin celui de la religion. Il n´avait jamais vu un de ces Français entrer à la mosquée ou au cimetière: un mur invisible devait sûrement les en empêcher, alors qu´il avait vu plus d´un villageois se rendre chez les Pères Blancs ou chez le pasteur protestant d´origine britannique. Les gens allaient, soit travailler, soit se distraire chez les missionnaires catholiques alors que le pasteur anglais ne recevait que peu de monde. Si Boudjemaâ évoqua avec tendresse, ce virtuose du violon qui se rendait chaque dimanche au temple protestant pour participer à la messe. Sa démarche claudicante n´enlevait rien à la fierté du personnage qui était respecté dans tout le village pour sa convivialité et sa droiture.