Dès le début, on sentait que l´atmosphère serait différente de celles qui ont prévalu les années précédentes, à la même date, à la même heure, au même lieu. Très tôt le matin, les vieux retraités, après avoir accompli les formalités d´usage pour pénétrer dans ce sanctuaire où trône encore, dernier vestige d´un décor posé par Mustapha Badie pour les besoins d´un tournage d´une émission en hommage à la vieille entreprise, la raison sociale du lieu, s´étaient retrouvés par petits groupes. Des travailleurs s´affairaient devant le parking à déboucher un avaloir qui n´avait pas pu encore digérer les dernières précipitations. «On se croirait encore dans les années 60!», se désolait cet ancien responsable. «On aurait pu penser à cela avant.» La flaque d´eau se trouvait non loin de la stèle où devait se dérouler le rite immuable de la cérémonie commémorative de la «nationalisation» de l´entreprise. Un ancien animateur radio et ancien syndicaliste, s´était lancé dans l´évocation des premiers mois qui avaient suivi l´accession à l´indépendance. «Nous avions dénombré 21 martyrs de la guerre de Libération et nous avions proposé aux autorités municipales d´alors, de baptiser le Bd Bru en Boulevard des 21 Martyrs. Mais on avait vite retrouvé un 22e. Alors on opta pour le nom général de «martyrs». «Il ne faut pas oublier qu´il n´y avait pas que les martyrs de la guerre de Libération, rectifia le plus jeune des retraités. Il ne faut pas oublier celui qui disparut dans la tourmente des luttes fratricides de l´été de la discorde et qui avait recruté beaucoup de travailleurs qui sont devenus des cadres. Il ne faut pas oublier non plus l´équipe disparue tragiquement au Vietnam lors d´une tournée de Boumediene. Il ne faut pas oublier non plus les nombreuses victimes de la tragédie nationale...» La discussion se porta aussitôt sur l´origine de la stèle: en 1976, au beau milieu d´un conflit qui opposait une direction réactionnaire à une section syndicale combative dirigée par un ancien moudjahid, les représentants des travailleurs décidèrent d´honorer la mémoire de leurs camarades tombés sur tous les fronts des causes justes. Ce qui donna par la suite l´occasion aux travailleurs de se retrouver chaque année dans la ferveur et la fidélité aux sacrifices consentis, mais cette année, la différence est de marque: c´est la première fois qu´un ministre de l´Information en exercice vient honorer de sa présence cette cérémonie: encadré par deux directeurs généraux de l´Entv, les D-G de la TDA et de l´Enrs, Nacer Mehal arriva derrière deux couronnes de fleurs portées par les cadres des entreprises issues de la criminelle restructuration de la RTA opérée en 1987. L´instant fut solennel quoique l´absence du directeur de l´Entv fut diversement commentée. Un responsable syndical de l´Entv, visiblement contrarié, tentait d´expliquer que l´administration avait refusé d´organiser une cérémonie pour le départ des retraités de l´année 2010. Ce n´est pas le cas de l´Enrs où, dans une ambiance chaleureuse, une collation fut servie aux invités du ministère et de la TDA qui présidèrent aux côtés de Nacer Mehal, à la distribution des diplômes et des cadeaux aux vieux travailleurs. Des responsables ouvrirent leurs bureaux aux vieux retraités revenus faire un pèlerinage, on s´embrassa beaucoup. On parla de ceux qui ne sont pas venus et de ceux qui ne viendront plus. On se quitta après avoir ingurgité un austère repas gratuit à la cantine de l´Entv qui ne connaît plus l´affluence coutumière. Décidément, cette journée ne ressemble pas aux précédentes.