Depuis que tu es parti, l'odeur de la mort n'a pas cessé de rôder autour de l'Algérie et des Algériens. Ceux qui ont tiré sur toi savaient-ils que tu aimais la vie à un point incroyable, que tu étais plein de vitalité et que le mot qui revenait souvent dans tes écrits était le mot «plénitude»? Comme si, pour oser semer la mort, ils avaient besoin de te supprimer, de t'enlever de leur passage, toi qui affirmais souvent: «J'ai un rapport charnel avec les mots» et quand tu voulais prendre congé, tu disais sur un ton gouailleur, paraphrasant Mallarmé: «La chair est triste, hélas!». On savait que tu allais alors te retirer dans ton modeste appartement de Sidi Moussa, que tu partageais avec ton frère, pour composer l'oeuvre littéraire magnifique que tu nous as léguée, après avoir, bien sûr, remis les «papiers» commandés par le journal, toi qu'on n'avait jamais pris en défaut de non-remise à temps. Tu étais comme ça, doux, discipliné, organisé, modeste, sachant te contenter de peu, ayant fait de brillantes études de mathématiques en t'éclairant à la bougie. Toute ta vie se retrouve dans tes livres. De tes poèmes se dégage la simplicité du rêveur lunaire qui taquinait la muse et les étoiles, avec toujours cette pointe d'ironie et de distanciation qui caractérise tes écrits. Dans ton recueil de nouvelles Les rets de l'oiseleur tu avais mis toute ton enfance, Oulkhou ton village natal, Azeffoun, tes pérégrinations à travers la nature et ses merveilles. Ton premier roman, dont la publication par la Sned fut un parcours du combattant, ne fut qu'un cri de rage, de révolte, de rébellion. Le titre même L'Exproprié en disait long sur le degré de ta colère. L'écriture en est à la fois dense et éclatée, katébienne dans la structure et jamesienne dans la texture, comme un arc tendu à l'extrême. Jusqu'au jour d'aujourd'hui, nul orpailleur n'a encore fouillé les pépites de ce livre magnifique. Il faut, sans doute, laisser au lecteur anonyme le soin de découvrir les charmes de ses trésors insoupçonnés. Dans ton deuxième roman, Les Chercheurs d'os, fort heureusement édité à temps par le Seuil grâce à ton amitié avec Emmanuel Roblès que tu avais rencontré au cours d'un colloque littéraire à Oran, tu étais revenu à une structure et à une écriture plus classiques. Sur le plan philosophique, tu amorçais déjà une réflexion originale sur l'écriture de l'histoire, réflexion que tu expliciteras dans de nombreux écrits journalistiques, notamment dans les colonnes d'Algérie Actualité. Mais au-delà de cette réflexion, le roman est une plongée en apnée dans la vie d'un village au lendemain de l'indépendance, à travers les pérégrinations d'un gamin accompagnant des adultes à la recherche des restes des chahids, tout cela à dos d'âne bien sûr. Le style a mûri et s'est bonifié, mais on y sent toujours comme une colère contenue. Ton troisième roman, Les vigiles, invite le lecteur à la radioscopie d'une intrigue politicopolicièreTu y continues ta réflexion sur l'écriture de l'histoire, sous d'autres formes et sous un autre angle, à la lumière des rêves usurpés aux Algériens par les polices parallèles qui se sont mises en place pour surveiller et tenir en laisse les citoyens. Tu as malheureusement été assassiné le jour même où tu devais prendre l'avion pour donner ton dernier roman au Seuil, qui a été édité à titre posthume il y a quelques années. Voilà, Tahar, quand tu n'étais pas au journal, on savait où te trouver. Ta fameuse sacoche en bandoulière, tu parcourais les librairies d'Alger, toujours à la recherche de la dernière parution, toi liseur invétéré qui étais curieux de tout. Et dès le mois de mai, tu commençais déjà à parler d'Azeffoun, où tu avais de la famille. La Méditerranée t'attirait, et à la rentrée, tu nous montrais les photos que tu avais prises, en disant: «J'ai fait du crawl.» Je ne sais pas si tu étais un bon nageur, mais à la manière dont tu en parlais, il était clair que tu aimais la mer. Et nous, aujourd'hui, dans l'Algérie meurtrie par un tremblement de terre, on ne peut penser à toi qu'avec beaucoup de sympathie. Tu nous as beaucoup manqué.