«Avant de choisir le prénom d'un garçon, pensez à la femme qui aura à le murmurer plus tard.» Jules Barbey d'Aurevilly Le bus avait enfin consenti à démarrer et il reprenait son allure nonchalante tout en vibrant de toutes ses structures, secouant ses malheureux passagers qui avaient fini par sortir de la torpeur où les avait plongés une très courte nuit agitée: la chorba rapidement avalée, les cafés ou thés ingurgités, les parties de cartes ou tout simplement le branle-bas qui suivait la rupture du jeûne, laissaient les personnes assommées, sans réflexes. Il faut parler aussi des sucreries avalées durant. Les premières journées sont toujours les plus dures, après, on s'habitue. On s'habitue à tout sauf à cette promiscuité qui rendait tout déplacement désagréable. Coincé entre une grosse matrone en hidjab et le vieux qui dégageait de forts relents de chique, le bureaucrate essayait de rester droit afin de n'importuner personne. La matrone au voile noir pestait contre l'indécence des bus et le vieux, au regard triste, la dévisageait silencieusement puis tournait la tête en faisant une grimace très expressive. Il poussa un soupir de fatigue afin de tourner le dos à l'horrible matrone dont les formes flasques incommodaient le jeune homme tiré à quatre épingles. Il lui jeta discrètement un regard compatissant. Les visages étaient fermés. Soudain, une musique perça le ronronnement du bus: un personnage fort corpulent, assis à côté d'une dame entre deux âges, se pencha brusquement jusqu'à incommoder sa voisine qui fronça les sourcils d'un air désapprobateur. Le gros bonhomme mit un certain temps pour extirper un minuscule portable: il scruta le petit écran bleu, son regard s'éclaira et il porta le minuscule gadget à son oreille et cria avec un fort accent algérois: «Saha Mouh!» Tout le monde tourna la tête vers lui, attendant la suite qui allait révéler le personnage qui ne semblait nullement gêné de parler à haute voix dans un endroit clos et surpeuplé. L'employé modèle esquissa un sourire à l'évocation du diminutif d'un prénom qui était le sien. C'était un prénom qui était devenu rare. Il avait d'ailleurs remarqué que chaque époque et chaque région avait ses prénoms à la mode. Dans les années 40, il y eut beaucoup de Farouk, puis dans les années 50, ce fut celui de Nasser qui le supplanta. Après l'Indépendance, ce fut l'explosion des Amirouche dans sa région. Après le Printemps berbère, les prénoms de l'antique Numidie refirent surface avec beaucoup de difficultés car des employés d'état civil refusaient de porter sur leurs registres des noms absents des cours d'histoire de l'école fondamentale. Il pouvait allègrement citer des cas de pères qui luttèrent pour faire passer un prénom qui collait parfaitement à leur identité. Il avait un cousin qui dut aller devant le juge pour expliquer que Gaïa était un prénom de chez nous et qu'il était inconnu chez les Inuits. Tout est affaire de démocratie aux Etat-Unis, il suffit de présenter trois lettres pour que le prénom de votre bébé soit enregistré, à condition qu'il ne soit pas ridicule et qu'il ne puisse présenter un handicap pour le futur citoyen... Ce ne fut pas le cas pour les nouveaux prénoms importés du Moyen-Orient: on vit non seulement refleurir les prénoms attachés aux débuts de l'Islam mais on connut un tsunami d'Oussama. Seul le prénom Mohamed gardait son statut privilégié. Lui, on l'appelait en réalité Mohand. Il en tirait une certaine fierté car l'employé de mairie qui l'avait inscrit soixante ans plus tôt sur les registres d'état civil, avait respecté scrupuleusement le désir du père. D'autres employés, attachés à l'orthodoxie, transcrivaient «Mohamed» avec un «m» ou deux, mais dans son village, il n'avait jamais entendu quelqu'un appeler un autre Mohamed: toujours Mohand. C'est à l'école qu'il découvrit que certains Mohand s'appelaient, en fait, Mohamed. Et lui, tout le monde l'appelait Mouhouche, le petit Mohand, cela lui faisait plaisir. C'était un prénom tellement répandu qu'il se surprit un jour qu'il surveillait deux équipes de gamins d'une colonie de vacances et qu'il interpellait un garnement fort turbulent, à voir plus de la moitié des enfants répondre au nom de Mohamed.